L’objectif
Le profane pourrait croire que le journaliste musical a pour fonction sociale de présenter un artiste de la relève, de critiquer la nouveauté d’un groupe phare ou encore de dépoussiérer le répertoire encore actuel d’une légende. Non, l’objectif implicite du chroniqueur est beaucoup plus insidieux. Il veut tout simplement vous faire croire qu’il est plus hot que vous. Pour vous le faire comprendre, le chroniqueur culturel devra acquérir certains traits de caractère propres à l’exercice de sa fonction. En voici trois.
Confiance
La faune journalistico musicale montréalaise, mais aussi d’ailleurs, se caractérise par l’orgueil de ses représentants. Ce trait est particulièrement saillant chez les critiques de disque. Ici, l’important n’est pas la primeur, ce qui est tout de même étonnant. Pourquoi en est-il ainsi ? En raison de la confiance ! Le chroniqueur musical est si sûr de lui qu’il ne se soucie guère de la date de parution de l’album qu’il critique. C’est paru il y a plus d’un an ? « Pas grave, » se dit-il, « il n’y a aucune chance que quelqu’un ait entendu parler de cette parution, puisque que je n’en ai jamais fait mention ! » et il a probablement raison. Malheureusement.
Mais ce n’est pas tout. Le chroniqueur a tellement de certitudes sur ses connaissances que plutôt que de disserter sur le dernier disque d’un artiste, il préfère parfois utiliser les deux tiers de son papier pour dire à quel point la parution précédente était supérieure à la plus récente… un chroniqueur musical dit assuré doit user d’une telle technique afin de réaffirmer son autorité sur le lecteur.
Indifférence
Si la confiance est la disposition a priori du chroniqueur de disque, l’indifférence est sa règle d’or lorsque vient le temps d’évaluer un disque. Avez-vous déjà remarqué que dans Voir par exemple, il est inhabituel qu’un album se voie attribuer une note supérieure à trois étoiles ? L’explication est simple : le journaliste ne doit pas se montrer trop enthousiaste par le produit critiqué. Il ne saurait trop s’emballer, puisque tel n’est pas son mandat. Le chroniqueur n’a que faire de s’enticher de la prochaine coqueluche du rock indé : il sait très bien que les connaissances musicales sont distribuées inégalement dans la nature et qu’il jouit par conséquent du monopole des moyens de diffusion de la musique. Bref, l’indifférence de ce type de journalistes provient évidemment de leur rationalité implacable et sert donc à nous faire accepter notre condition de mélomane vulgaire et passionnel.
Mais le chroniqueur de disque fait également preuve d’indifférence dans son travail parce qu’il est au fond blasé. Combien d’échantillons reçoit-il en une semaine ? Son pupitre déborde de nouvelles découvertes et il ne sait pas où donner de la tête. Dérouté qu’il est, le journaliste musical. Il n’est pas rare en effet qu’il ne soit plus très sûr, au moment d’écrire sa colonne si la chanson qu’il fredonne depuis une semaine se trouve réellement sur le disque qu’il doit critiquer. Par prudence, il préfèrera s’en tenir à un grand niveau de généralités et optera pour un style désincarné. Brillant !
Suffisance
La dernière des attitudes est la suffisance. Pour être suffisant à souhait, le chroniqueur cherchera à utiliser des expressions de son cru pour désigner le disque, les chansons et les groupes. Cette démarche va plus loin que la simple recherche de synonymes. Les expressions dites suffisantes sont utilisées pour accentuer la distance entre le chroniqueur et son lecteur. Par exemple, il ne dira pas « disque » ou encore « album » pour se référer à l’objet de sa critique. Il choisira plutôt de parler de « gravé », d’« effort », d’« opus » ou de « maxi » pour désigner les EP. Alors que pour « groupe » le journaliste dira simplement « combo » ou « troupe », le portrait est toutefois plus complexe quand vient le temps de qualifier les chansons. Il devra dans ce cas trouver une expression évoquant l’ambiance des pièces. Celles dont le tempo est élevé seront qualifiées de « petits brûlots », alors qu’une autre dans laquelle le refrain est particulièrement entraînant sera étiquetée « hymne ». Pour les disques plus introspectifs à facture dépouillée, c’est plutôt d’« offrandes » dont il est question.
À ces mots, constituant la base même du vocabulaire du connaisseur publié, doivent s’ajouter des qualificatifs composés se référant au style musical. On dira par exemple de Franz Ferdinand qu’ils font dans le « rock indé dansant incisif », ou encore de Fleet Foxes que leur son est « folkish chorale grandiose ». On peut également parler de «rock zeppelinien », de « métal rural païen », de « néo punk écossais » ou de « revival dixie land ». L’important est, bien sûr, de composer un référent métaphorique extra-sensoriel qui permettra au lecteur de comprendre immédiatement à quel genre de groupe il a affaire. Ces assemblages nécessitent évidemment une délicatesse sémantique et une justesse dans le propos, compétences que seul le chroniqueur chevronné maîtrise.