La science des saules sauveurs

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Par Renaud Chicoine Mckenzie
mercredi 9 février 2022
La science des saules sauveurs
Eszter Sas, doctorante en biologie végétale. Photo : Mathis Harpham
Eszter Sas, doctorante en biologie végétale. Photo : Mathis Harpham
Bottes de caoutchouc, jus de bleuet et poulet au Coca-Cola. Un parcours improbable a mené la doctorante en biologie végétale à l’Université de Montréal Eszter Sas à la découverte du potentiel médical d’arbres utilisés pour filtrer les eaux usées. Les résultats de sa recherche ont fait partie des dix plus importantes découvertes scientifiques de l’année au Québec pour le magazine Québec Science.
« La liberté universitaire, ça veut dire que si je vois quelque chose qui m’intéresse, je peux aller l’explorer. Dans l’industrie, c’est moins vrai. On ne veut pas comprendre les choses, on veut que ça marche. »
Eszter Sas, Doctorante en biologie végétale

Eszter Sas a arraché des arbres arrosés d’eau sale et en a extrait leurs secrets. Voilà une description très grossière de sa recherche, qui explore en réalité très rigoureusement le potentiel des saules, déjà connus pour leur capacité à filtrer les eaux usées. Une fois leur tâche de filtration accomplie, ces arbres constituent une matière, une biomasse, qu’il serait insensé de gaspiller. « Qu’est-ce qu’on peut en faire ? s’est demandé la doctorante. Ce serait dommage de juste la mettre au compost… »

La phytoremédiation, ou l’utilisation des plantes pour assainir les eaux ou les sols contaminés, est une science dont le potentiel et la nécessité s’observent de plus de plus. Chaque année au pays, plus de 1 500 milliards de litres d’eaux usées sont rejetés sans avoir été suffisamment filtrés, selon Statistique Canada.

Sous la supervision des botanistes chercheurs Michel Labrecque et Frédéric Pitre, de l’Institut de recherche en biologie végétale (IRBV) du Jardin botanique de Montréal, plusieurs doctorants de l’UdeM, parmi lesquels Eszter Sas, s’attaquent à ce problème. Ils font appel à la phytotechnologie, la science des plantes, comme solution aux problèmes environnementaux, et dans ce cas-ci, des saules.

Eszter Sas, doctorante en biologie végétale. Photo : Mathis Harpham

Le Salix miyabeana, une espèce qui ressemble en jeune âge davantage au bambou qu’au saule pleureur, a des racines efficaces et croît à toute vitesse. À Saint-Roch-de-l’Achigan, une petite armée de ces arbres a filtré pendant trois ans une partie des eaux usées de la municipalité laurentienne. Fait surprenant : les saules traités grandissent trois fois plus vite que les autres. Eszter Sas les a abattus, laissant intactes leurs racines, qui leur donneront une deuxième vie. En inspectant de près la biomasse ainsi récoltée, la doctorante a identifié des molécules enrichies, certaines qui ne s’y trouveraient normalement pas, puis d’autres encore complètement inconnues. Une partie d’entre elles pourraient servir à soigner des cancers, à prévenir des maladies cardiovasculaires ou à produire des anti-inflammatoires.

Cette avancée est essentielle pour une science en plein essor. Les saules font davantage que filtrer, ils recyclent les polluants du sol et en créent de nouvelles richesses. Ce potentiel remarquable les rend soudain beaucoup plus attrayants sur le plan économique.

Un parcours improbable

Avant de commencer son doctorat, Eszter Sas a fait une maîtrise à Polytechnique, au cours de laquelle elle étudiait la pulvérisation du jus de bleuet. « Ce n’est pas si facile ! » assure-t-elle. En effet, le sucre du jus tend à devenir sirupeux au séchage. « Ce que j’aime, c’est de trouver de nouvelles façons de faire, poursuit-elle. Avec les bleuets, c’était d’utiliser le CO2 à l’état supercritique. » Cet état de la matière entre le liquide et le gazeux combine les propriétés de rétention du premier et celles de pénétration du deuxième. Après cette aventure et deux ans en milieu de travail, Eszter Sas a ressenti de la nostalgie pour la recherche pure. « La liberté universitaire, ça veut dire que si je vois quelque chose qui m’intéresse, je peux aller l’explorer, poursuit-elle. Dans l’industrie, c’est moins vrai. On ne veut pas comprendre les choses, on veut que ça marche. »

Sans une danse Gumboot en 2012 lors d’une manifestation, Eszter Sas n’aurait peut-être jamais fait ses découvertes. C’est à travers cette danse traditionnelle en bottes de pluie, dont elle aime le caractère engagé, qu’elle rencontre Alice Roy-Bolduc, alors doctorante à l’IRBV. Par son entremise, Eszter Sas a connu son futur directeur de recherche, M. Labrecque, autour d’un poulet au Coca-Cola concocté par une stagiaire shanghaienne de l’Institut.

« Eszter est rentrée par une drôle de porte, raconte le botaniste, également professeur associé au Département de sciences biologiques de l’UdeM. C’est une personne réservée, mais qui est excellente. Elle a une capacité d’autocritique très forte. » Ces deux traits sont en quelque sorte liés : les hésitations sociales d’Eszter Sas trouvent un écho dans la circonspection soutenue à laquelle elle soumet ses expériences. « L’honnêteté intellectuelle, c’est de ne pas projeter ce que tu cherches dans les résultats, affirme la doctorante. Les découvertes viennent de l’inattendu. »

Lorsqu’Eszter Sas a commencé son doctorat en biologie végétale sous la direction de M. Labrecque, elle ne possédait pas une grande connaissance des plantes. « Je ne savais pas ce qu’était l’anatomie d’une feuille, avoue-t-elle en riant. J’avais des plantes vertes chez nous, mais ce n’était pas suffisant comme apprentissage. »

À l’instar du Salix miyabeana, ces fougères ont un fort potentiel de détoxification selon Eszter Sas. Photo : Mathis Harpham

Histoire de plantes

Le terme phytotechnologie a fait son entrée dans les dictionnaires il y a seulement 25 ans environ. « Les Romains faisaient quasiment ça ! » s’exclame pourtant M. Labrecque. Plus qu’un simple ajout linguistique, ce mot représente un vrai tournant scientifique. « Les gens qui travaillaient dans les phytotechnologies travaillaient tous de leur côté jusqu’à tout récemment », explique le professeur au Département des sciences biologiques de l’UdeM Jacques Brisson. Aujourd’hui, les sciences des toits verts, de la filtration des sols et de la lutte contre l’érosion par les plantes forment une même discipline connue sous ce terme, et l’IRBV en a fait une spécialité.

Situé dans le grand bâtiment de pierres à l’entrée du Jardin botanique de Montréal, l’Institut est le fruit d’une collaboration bientôt centenaire entre le Jardin et l’UdeM. Loin du campus de l’Université et enveloppés par la végétation, les étudiants et étudiantes comme Eszter Sas qui entrent à l’IRBV vivent en quelque sorte à l’abri de la ville. « C’est une sorte de bulle où nous sommes entre chercheurs qui s’intéressent beaucoup aux plantes », déclare le doctorant Adrien Frémont, qui a beaucoup collaboré avec Eszter Sas.

Chercheurs d’avenir

« Chaque année, je forme des étudiants comme Eszter, précise M. Labrecque. Donc, bien sûr que je me pose des questions sur le futur des phytotechnologies. » Un optimisme certain anime également les personnes qui s’interrogent avec lui. « La science se développe de plus en plus, je suis très optimiste, affirme son collègue M. Brisson. Ce qui va accélérer le développement des phytotechnologies, c’est leur adoption par des sciences connexes, je pense notamment aux ingénieurs. »

Or, cette adoption doit composer avec les incertitudes du vivant. « Les garanties sont moins grandes, c’est moins rapide et plus difficile de prédire la durée du traitement, indique M. Labrecque. Les plantes sont des êtres vulnérables. » Cette caractéristique freine parfois leur application, selon l’ingénieure à la ville de Montréal Josée Samson. « Si on arrive auprès du ministère de l’Environnement et qu’on lui dit qu’on veut faire de la phytoremédiation pour décontaminer un terrain, ça ne sera pas évident à faire accepter », explique-t-elle. La recherche d’Eszter Sas, qui dévoile un potentiel économique des saules après la filtration, serait ainsi un pas dans la direction de l’acceptabilité par le domaine industriel. Quoi qu’il en soit, l’avenir des phytotechnologies et des chercheurs qui s’y intéressent dépendra ainsi logiquement des plantes.

Entretemps, les scientifiques de l’IRBV continuent d’inspecter ce que la nature recèle comme mystères. L’été dernier, Eszter Sas était chaque matin au Jardin botanique vers huit heures pour arroser des saules avec différentes solutions de sels. Elle n’a plus qu’une année de doctorat à effectuer et travaille également sur trois nouveaux articles universitaires. « C’est ambitieux, avoue-t-elle avec un sourire. Pour l’après, c’est un grand point d’interrogation. Des fois, on dirait que je compte un peu sur la vie pour m’amener à un autre endroit qui me plaît, par le hasard des choses. » En septembre dernier, elle a cueilli les saules. Aujourd’hui, dans les laboratoires de l’IRBV, bien à l’abri du vent et des tempêtes de neige de l’hiver, elle cherche à déterminer l’effet des sels sur leur composition.