Dans son ouvrage Pourboire, une sociologie de la restauration, publié en 2022, le doctorant en sociologie à l’UdeM Jules Pector-Lallemand, lauréat du Prix d’excellence en sociologie de langue française 2024, offre une analyse inédite du milieu de la restauration à Montréal. À travers les témoignages de celles et ceux qui y travaillent, il souligne divers codes et coutumes qui participent à une « culture de la restauration ».
« Quand on va au restaurant en tant que client, on ne perçoit que la partie visible, explique le doctorant en sociologie à l’Université de Montréal Jules Pector-Lallemand. Une partie de l’expérience de se faire servir implique justement de ne pas voir tous les efforts qui sont fournis derrière. »
Pourboire, une sociologie de la restauration, dont le sommaire s’intitule « Table d’hôte », sert de guide dans ce microcosme aux codes et aux normes invisibles à l’œil nu. Son auteur revient auprès de Quartier Libre sur la manière dont certaines coutumes et interactions insoupçonnées alimentent cette « culture de la restauration ».
« Un monde à part »
« [Dans la restauration], on travaille très intensément et on fait la fête de manière tout aussi intense, révèle M. Pector-Lallemand. On ne fait pas que travailler dans un restaurant ou un bar, on adopte un style de vie qui dépasse largement le quart de travail. »
L’intensité du travail, la frustration des membres du personnel envers une partie de la clientèle, ou encore les liens noués en arrière-cuisine, tant professionnels qu’émotionnels, participent à ce que l’auteur qualifie de « monde à part ».
Régi par ses propres codes, le monde de la restauration présente ainsi certains us et coutumes que partagent les employé·e·s. « Ça peut être s’échanger des tournées de shooter, la “bière staff” offerte par le patron ou la patronne, le jargon utilisé, souvent propre au champ lexical de la guerre », illustre le doctorant.
Au cœur de cette « culture de la restauration » figure le pourboire. Selon M. Pector-Lallemand, plus de la moitié des revenus des travailleur·euse·s du secteur proviennent de ces montants additionnels que paie la clientèle. En effet, ils perçoivent directement le pourboire, dont la norme impose de laisser
un montant allant généralement de 15 % à 30 % de l’addition.
« Il y a un double système de dépenses : d’un côté, il y a le salaire horaire, qui sert à payer le loyer, le téléphone, etc., et de l’autre [le salaire des pourboires], cet argent de poche, qui est plus pour faire la fête », précise le doctorant.
Une tradition ambivalente
Si laisser un pourboire n’est pas une obligation légale, la pratique est tout de même une tradition bien ancrée en Amérique du Nord. Elle agit comme une compensation salariale pour les employé·e·s du secteur de la restauration, dont le salaire minimum s’élève à 12,60 $ de l’heure, contre 15,75 $ de l’heure pour les secteurs professionnels dépourvus de pourboire. De plus, ces revenus sont imposables et, s’ils ne sont pas déclarés, l’État présume que les travailleur·euse·s ont reçu au moins l’équivalent de 8 % de leur salaire sous forme de pourboire.
Toutefois, M. Pector-Lallemand décrit le pourboire comme un phénomène ambivalent qui « agace les gens ». « C’est une monnaie embêtante : un cadeau pour remercier une personne de son effort, mais aussi une obligation, comme si le service n’était pas inclus dans le prix des plats, souligne-t-il. J’ai remarqué que cette ambivalence était aussi partagée par les travailleurs en restauration. Une partie d’entre eux ne trouve plus de sens à dépenser la moitié de leur revenu le soir même. »
Un autre aspect qu’explore le chercheur concerne les facteurs qui poussent la clientèle à laisser des pourboires plus généreux. La relation entre la qualité du service et la générosité du pourboire est purement « aléatoire », selon lui. « Tu peux donner un super bon service, mais la personne a pour
principe de ne laisser que 12 % de pourboire, explique-t-il. Il y a toutes sortes de variables qui font que le pourboire est une pratique aléatoire, mais j’ai l’impression que le 15 % reste la ligne directrice. Ensuite, les gens font ce qu’ils veulent. »
Le secteur de la restauration soulève encore bien des questions. Bien que le pourboire fasse partie de la tradition canadienne depuis le 18e siècle, il reste sujet à débats. « Le pourboire met toujours mal à l’aise : certains pensent qu’ils paient trop, d’autres trop peu », résume M. Pector-Lallemand.
UNE RÉALITÉ PARFOIS DIFFICILE
Travailler comme serveur·euse dans un restaurant ou dans un bar, bien que souvent perçu comme un emploi temporaire ou transitoire, peut s’avérer difficile.
Aujourd’hui, de nombreux·euses employé·e·s de la restauration de Montréal et de ses environs s’adressent aux syndicats et aux organisations pour demander un changement des politiques concernant leurs conditions de travail. Parmi leurs revendications se trouvent celles d’améliorer la sécurité au travail ou d’augmenter les salaires en fonction de la charge de travail, souvent excessive.
LE MONDE DE LA RESTAURATION VÉCU PAR UNE ÉTUDIANTE
Quartier Libre (Q. L.): as-tu déjà travaillé dans un restaurant?
Héloïse Durant (H. D.)*: oui, je travaille comme serveuse pendant les fins de semaine dans un petit
restaurant en dehors de Montréal. Cela fait environ un an que j’exerce ce travail.
Q. L.: comment te sens-tu dans ton travail? Quelle est ta relation avec tes collègues?
H. D. : je me sens bien. Je dois dire que j’aime mon travail. Je trouve que c’est assez simple: mes principales tâches consistent à offrir un bon service pendant les dîners et les soupers. Mes responsables sont sympathiques, mais il y a un petit manque d’organisation. En effet, personne ne s’occupe de la gestion du personnel, donc toutes les responsabilités reposent sur le patron. En ce qui concerne mes collègues, je m’entends bien avec eux. Notre environnement est plutôt collaboratif, même si, étant d’âges différents, il n’y a pas de relation spéciale entre nous. Chacun se limite à faire son travail, sans trop sortir des cadres.
Q. L. : à combien s’élèvent ton salaire et ton pourboire?
H. D. : le salaire est bon, je suis payée toutes les deux semaines. Lorsque j’ai commencé, je gagnais 17,40 dollars de l’heure et, après un an, mon salaire a été augmenté à 18,40 dollars de l’heure. En ce qui concerne les pourboires, techniquement, je n’y ai pas droit, car ils sont déjà inclus dans le prix du service, mais en réalité, certains clients laissent tout de même un pourboire en signe d’appréciation pour le service reçu.
*L’étudiante souhaitant conserver son anonymat, le nom a été modifié.