La réalité selon Auerbach

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Par Camille Giacomel
lundi 30 janvier 2017
La réalité selon Auerbach
L'étudiant à la maîtrise en littérature comparée Erik Stout. Crédit photo : Mathieu Gauvin.
L'étudiant à la maîtrise en littérature comparée Erik Stout. Crédit photo : Mathieu Gauvin.
La série « Un étudiant, une inspiration » permet aux étudiants de l’UdeM de faire découvrir une figure emblématique de leur discipline et son apport à leur parcours. Dans ce numéro, l’auteur et philologue allemand Erich Auerbach se révèle à travers le regard de l’étudiant à la maîtrise en littérature comparée de l’UdeM Erik Stout.
« Il m’a appris à être attentif à mes intuitions et affects face au texte, essentiels à une analyse audacieuse. »
Erik Stout, étudiant à la maîtrise en littérature comparée à l’UdeM

Quartier Libre (Q. L.) : Quel a été ton premier contact avec l’auteur Erich Auerbach ?

Erik Stout (E. S.) : Je l’ai découvert lors de mon cours d’Introduction à la littérature comparée. Chaque semaine, la professeure se concentrait sur un auteur marquant. Et chaque semaine j’étais subjugué, mais personne ne m’a autant plu qu’Auerbach. Son écriture est lumineuse, ses idées, justes, et son amour de la littérature, contagieux.

Q. L. : Qu’est-ce qui t’a touché dans son œuvre ?

E. S. : Le chapitre d’ouverture de Mimesis sur Ulysse et Abraham est le type de texte que je rêverais d’écrire. Auerbach montre à l’apprenti chercheur toute la fertilité et la richesse d’une analyse comparative pour stimuler la réflexion. Moins connu, mais tout aussi impressionnant, est le chapitre consacré à Stendhal, vers la fin du même livre. Auerbach y explique l’apparition, après la Révolution française, d’une conception du roman qui intègre pleinement les évènements historiques au sein de l’intrigue, sans toutefois entrer de plain-pied dans l’historisme caractéristique de la pensée et de l’art du xixe siècle en général. Ce type d’analyse montre comment on peut expliquer l’arrivée d’une idée en la connectant à ce qui l’a précédée, mais sans sauter vers ce qui a suivi.

Q. L. : En quoi a-t-il été une source d’inspiration dans ton travail universitaire ?

E. S. : Il m’a appris à être attentif à mes intuitions et affects face au texte, essentiels à une analyse audacieuse. Ce sont les émotions provoquées par une œuvre qui fonctionnent comme moteur de la réflexion chez lui. On peut bien sûr adopter une voie intellectuelle et cérébrale, mais cet amour de départ pour l’objet analysé est l’ingrédient de base, sans lequel la sauce ne prend pas.

Dans un autre ordre d’idées, en indiquant chapitre après chapitre les caractéristiques propres à chaque époque littéraire, Auerbach rappelle que tous les auteurs fonctionnent selon les codes de leur temps. Si nous voulons saisir les expressions artistiques, intellectuelles du passé, nous devons les appréhender selon leur contexte spécifique et non le nôtre, sous peine de contresens.

Q. L. : A-t-il une importance primordiale dans la discipline universitaire que tu as choisie et pourquoi ?

E.S. : C’est un penseur essentiel, en notant bien que le corpus d’une discipline comme la littérature comparée est instable par essence, et que l’on pourrait théoriquement l’en exclure. Ce serait cependant une exclusion risquée. Sa comparaison du style biblique et du style homérique, par exemple, constitue un modèle pour tout étudiant, et à plus forte raison pour tout chercheur dans le domaine littéraire. La comparaison permet de mieux faire ressortir les caractéristiques de chaque mode d’écriture, pour introduire la thèse selon laquelle toute la littérature occidentale est tributaire de ces deux styles.

Q. L. : Et justement, quelle partie de son travail te plaît le plus ?

E. S. : J’aime tout ce que j’ai pu lire de lui, mais comme je suis dix-huitiémiste, je m’intéresse particulièrement à ses écrits concernant l’âge des Lumières, sur le roman Manon Lescault par exemple. Sur le plan de la forme, j’apprécie son style clair, limpide, sans jargon inutile, mais qui contient une information intéressante à chaque nouvelle phrase. Auerbach a eu ce luxe rare de pouvoir prendre son temps et la lecture du livre s’en ressent. Pourtant, il l’a écrit dans des circonstances très défavorables, lors de son exil à Istanbul, alors que les nazis contrôlaient son pays d’origine. Quand je trouve que j’ai trop d’obligations ou d’échéances, je pense à Auerbach et je reprends courage !

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