Écrit avec la collaboration de Lou Andrysiak et Anaïs Fleury
« Pour l’oppression des communautés lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres, queers et bi-spirituelles, nous présentons nos excuses. Au nom du gouvernement, du Parlement et de la population du Canada : nous avions tort. Nous sommes désolés », déclarait Justin Trudeau lors d’un discours à la Chambre des communes à Ottawa, le mardi 28 novembre 2017. Devant une salle comble et émue aux larmes, le Premier ministre canadien a demandé pardon à des milliers de fonctionnaires, militaires et citoyen·ne·s Canadiens. Ces personnes ont un point commun ; ce sont tous des victimes de la purge, une politique fédérale de répression anti-LGBTQ2S+ mise en place dans les années 1950 par le gouvernement canadien.
Dans son documentaire « La Purge », le réalisateur Orlando Arriagada revient sur cette période sinistre de l’histoire canadienne et présente les visages et témoignages d’hommes et de femmes, survivant·e·s de cette purge.
UN SOMBRE PAN DE L’HISTOIRE
Le documentaire d’Orlando Arriagada s’articule autour de trois témoignages bouleversants, ceux d’un homme et de deux femmes, tous membres des forces armées canadiennes. Dans les années 1950, en plein contexte de Guerre Froide, la sécurité intérieure du gouvernement fédéral canadien émet des inquiétudes quant à la potentielle menace d’espionnage soviétique.
La communauté LGBTQ2S+ est alors pointée du doigt car elle est considérée, à l’époque, comme subversive sur les plans politique et social. Les rapports sexuels et amoureux entre personnes du même genre et toute activité pouvant y conduire sont considérés comme illégaux et les personnes LGBTQ2S+ ne sont pas protégées par les lois relatives aux droits de la personne. « J’ai donné ma vie aux forces armées, mais ils m’ont rejetée comme un vulgaire déchet (…) je leur en veux autant qu’en 1978 », s’exclame Lucie Laperle, intervenante du documentaire. Son témoignage est rejoint par Martine Roy et Steven Deschamps, tou·te·s humilié·e·s et limogé·e·s de l’armée canadienne. Et pour cause, leur homosexualité.
« La Gendarmerie Royale du Canada (GRC) a surveillé tous les citoyens canadiens pour identifier les homosexuels », explique Douglas Eliott, l’avocat principal du recours collectif sur la purge. C’est donc une politique de surveillance massive qui se met en place au Canada à l’époque. Agents gouvernementaux, hauts-gradés de l’armée, soldats… Finalement, près de 30 000 citoyen·ne·s canadien·ne·s sont fichés, dont 9 000 employé·e·s fédéraux et membres des forces armées. Une politique « nécessaire pour la sécurité nationale et pour les mœurs des soldats », justifiée par le gouvernement de Pierre-Eliott Trudeau. Résultat, nombreux sont les employés gouvernementaux à subir des interrogatoires forcés, souvent violents et humiliants.
« C’était une expérience au-delà du réel, ils te font te sentir sale », relate Martine Roy, encore traumatisée par l’expérience. L’ancienne soldate s’est vue kidnappée par les renseignements fédéraux, puis interrogée des heures durant. Lucie Laperle, elle, a été violée par son chef d’État-major puis envoyée dans un hôpital psychiatrique, avant d’être congédiée de l’armée en 1978.
S’ensuivent alors, pour les survivant·e·s de la purge, les troubles addictifs, la dépression et les idées noires. « J’étais dévasté, déprimé, perdu, j’ai hésité à me suicider », confie Steven Deschamps, au bord des larmes. Martine Roy et Lucie Laperle ont respectivement sombré dans l’héroïne et l’alcool, avant d’intégrer un centre de désintoxication pour l’une, et de tenter de s’engager de nouveau pour l’autre.
En 1992, le journaliste d’investigation canadien Dean Beeby dévoile l’affaire au grand jour. L’opinion publique et une partie du gouvernement s’insurge et la purge prend officiellement fin. Pour les princip·aux·ales concerné·e·s, les conséquences traumatiques de cette politique systémique discriminante, elles, restent.
UN DEVOIR DE MÉMOIRE ESSENTIEL
En mettant en lumière cette sombre période de l’histoire canadienne, Orlando Arriagada met en valeur les conséquences et souffrances infligées aux membres de la communauté LGBTQ2S+ et tente de sensibiliser le public aux problématiques auxquelles celle-ci ont fait et continuent de faire face.
Pour Alex Noël, professeur adjoint au Département des Littératures de langue française de l’UdeM et spécialiste de la mémoire « queer », le documentaire d’ICI-Télé trouve son importance dans la pérennisation de cette période historique. « Les personnes marginalisées ont souvent occupé les angles morts de l’Histoire et leur mémoire est peu consignée, explique le chercheur. Malheureusement, lorsque l’on s’intéresse aux communautés marginalisées, on fait souvent face à une absence de documentation ou même parfois de preuves. » Ce devoir de mémoire apparait alors comme essentiel puisqu’il vise, parfois, à « effacer les mensonges des institutions ».
Si certain·e·s s’intéressent à la documentation pour effectuer ce travail mémoriel, d’autres se tournent vers l’activisme. C’est le cas de Martine Roy. Fondatrice de « Fierté au travail Canada », une organisation qui lutte pour une inclusion de la communauté LGBTQ2S+ dans le monde professionnel, la survivante de la purge a été l’une des premières initiatrices du lancement d’un recours collectif contre le gouvernement fédéral, pour obtenir réparation. « Plus d’une centaine de personnes sont venues témoigner. Une compensation financière gouvernementale était attendue, mais avant tout, des excuses », se rappelle Douglas Eliott. Finalement, l’avocat et les survivant·e·s obtiennent gain de cause. En 2017, le gouvernement Trudeau présente ses excuses aux victimes de la purge et les indemnise à hauteur de 145 millions de dollars. « Le gouvernement a gâché ma vie, s’indigne Lucie Laperle en sanglots. Je leur en veux aujourd’hui comme en 1978, et ce ne sont pas les petites excuses de Trudeau et l’argent que j’ai reçu qui vont changer ça. »
DES ENJEUX SÉCURITAIRES ENCORE D’ACTUALITÉ
Moins de 30 ans après la fin de cette sinistre période historique, les droits LGBTQ2S+ ne sont toujours pas à prendre pour acquis. « Même à notre époque, l’avancée des droits des personnes marginalisées n’est pas si certaine », prévient Alex Noël. Un point de vue partagé par une étudiante lesbienne de l’Université de Montréal. « Ce n’est finalement pas si étonnant qu’une telle politique a pu être mise en place au Canada, l’enjeu sécuritaire de la communauté LGBTQ2S+ est toujours d’actualité, et ce, partout et en permanence, explique-t-elle. Chaque geste d’affection public est précédé d’un réflexe, celui d’observer si je suis en sécurité ou non. »
Pour cause, l’étudiante a déjà vécu des agressions homophobes : « une fois, alors que je tenais la main de ma petite-amie dans la rue, un homme qui arrivait face à nous l’a volontairement bousculée puis lui a craché dessus. »
Un témoignage choquant et pourtant loin d’être isolé, selon Julien Guévremont, trésorier de l’Alternative, un regroupement étudiant de soutien à la communauté LGBTQ2S+ à l’UdeM. « Les attaques envers la communauté LGBTQ2S+ sont loin d’être rares, soupire l’étudiant en santé publique. Notre local associatif au cégep a été vandalisé et des insultes homophobes et transphobes ont été taguées sur les murs. » D’après lui, le manque de visibilité et la montée de l’homophobie au sein de la société représentent des enjeux majeurs pour la communauté LGBTQ2S+. Une information confirmée par La Presse.
En mars dernier, le quotidien québécois a dévoilé que le Canada dénombre « presque 361 projets de loi anti-LGBTQIA+ déposés par les législateurs à la Cour suprême américaine depuis le début de l’année 2023. » Ce nombre effarant surpasse, pourtant, le total de l’année précédente. « D’où l’importance de continuer de militer, d’être visible et d’aller à la Marche des Fiertés », ajoute Julien Guèvremont. Cette année, le Défilé de la Fierté de Montréal a réuni près de 15 000 personnes. Un chiffre record qui prouve bien que la lutte des droits pour la communauté LGBTQ2S+ est toujours d’actualité.