Il faisait froid dans ma chambre. Je prenais plaisir à me rouler en boule sous ma couverture de laine bleue. Cela faisait partie des délices de mes petits riens. L’agenda électronique posé sur ma table de chevet indiquait vendredi. C’était jour de lessive.
Je mis un temps fou à me sortir du lit.
Je me lançai dans la rue avec un sac noir contenant mon linge sale en bandoulière. De la musique folk traversait mes écouteurs et taquinait mes sens. Je marchais dans la rue qui abritait l’école du quartier. La cloche avait sonné, et les élèves s’engouffraient par dizaines dans l’établissement par la porte principale.
Quelques téméraires jouaient encore à des jeux qui m’étaient inconnus.
La musique s’était estompée dans mes oreilles le temps de quelques spots publicitaires. Je m’arrêtai brusquement sur le trottoir, incrédule devant ce que je venais d’entendre.
Le message encourageait les jeunes à persévérer dans les études parce que c’était la seule manière pour eux de décrocher une job payante.
Je pris une bonne inspiration sans parvenir à maîtriser la rage qui me montait dans les narines. La journée avait pourtant bien commencé. Je pensai à Hubert Reeves, à Nelly Arcan et à tous ces gens qui, chacun à leur manière, ont fait de leur vie un engrais pour le vaste champ du savoir. Ces petites gens séduits un jour par une expérience dans un laboratoire, par des mots jetés sur une feuille blanche. Non, on ne va pas à l’école pour avoir une job payante. On va à l’école pour apprendre. On va à l’école pour l’amour de la connaissance. Et cet amour, il faudrait que quelqu’un arrive à le transmettre aux plus jeunes un jour.
Je fermai les yeux, essayant de faire défiler dans mon esprit les grands débats intellectuels de ces dernières années. Ce que je vis me plongea dans un profond vague à l’âme. La confession religieuse d’untel, la culture d’un autre et l’orientation sexuelle d’un tiers, voilà les sujets qui intéressent désormais nos grands penseurs. S’en prendre à l’altérité est un vice à la mode et, comme dirait l’autre, les vices à la mode passent pour des vertus.
Tandis qu’il n’y a aucune gloire à réfléchir sur le décrochage scolaire, aucune.
Je m’assis sur un banc de pierre qui faisait face à l’école. Le ciel, un dégradé de gris, se préparait à éclater en des milliers de petites gouttes d’eau. Y avait-il quelque chose de plus beau que ce ciel-là ? Aucune couronne n’y brillait.
Aucun Graal n’y scintillait. Simple – ment, la nature faisait son travail, vidait ce qu’il y avait de trop dans ses firmaments, sans honneur, mais en toute dignité. Je l’aimais, la pluie, elle était fine. Aimer la pluie, ce réflexe romantique de mes onze ans.
La pluie n’avait duré que dix minutes. Affalé, une flaque d’eau à mes pieds, mon sac de linge sur le genou, je vis passer une grosse femme en hijab et son garçon.
Devant l’entrée de l’école, la mère prit l’enfant au corps, le souleva et le secoua avec tendresse. Il riait à tout rompre, le petit. Le premier rayon de soleil de la journée se reflétait dans ses yeux. Devant tant de bonheur, j’eus le goût d’entonner « P’tit homme» de David Jalbert. Mais mon enthousiasme disparut en même temps que la mère reposait son enfant sur le sol. Je regardais l’enfant franchir le seuil de l’établissement quand tout d’un coup une pensée m’assaillit. Nous n’aurons plus jamais de médecin-poète, de chimiste- romancier, de physicienpeintre.
Nous n’aurons plus jamais de Léonard de Vinci. Nous n’aurons que des gens qui étudient pour avoir une job payante.