Volume 18

Intrusion chez les Russes

La petite Russie, qui s’étale entre Queen-Mary et Côte-des-Neiges, détient un secret bien caché: La Caverne. Un repaire festif au charme rustique, idéal pour s’évader le temps d’une soirée. Saveurs d’antan sur fond de musique folklorique, c’est le pari d’une soirée authentique.

Au pied des escaliers vertigineux, une pile de journaux russes signale l’arrivée en terre inconnue. Le menu, ouvert machinalement, est vite oublié sur la table. Impossible de ne pas succomber au pittoresque désarmant de cet ensemble hétéroclite, qui emprunte autant au folklore russe qu’au médiéval austère. Le regard reste prisonnier des crocs meurtriers de l’ours brun qui orne fièrement la petite scène réservée aux spectacles. Le cerbère empaillé guette les occupants de son humble donjon. Chaînes clinquantes et lampes à huile parsèment les murs en fausse pierre, affichant aussi des photos d’amis et d’habitués de la place à l’image de la famille russe assiégeant la moitié du restaurant.

Photo : Tomai Czkovitz
Un ours ? UN OURS !

Une quinzaine de vieux et jeunes — blonds naturel et platine — s’affairent avec vigueur, tandis que s’accumulent aux tables les bouteilles de vodka. Bébé en tutu rose, mesdames décorées de bijoux flamboyants, messieurs en smoking, la tenue de chacun est à la hauteur de la célébration familiale à laquelle se joint le personnel. Comme de vieux amis, serveurs et convives s’échangent accolades et paroles intimes, en plus de circuler autour de la cuisine à leur guise. « Za zdarovié ! » Les verres à shooter s’entrechoquent. Le coeur est au festin et à l’ivresse déchue.

Atterri sur notre table, comme une grâce divine en réponse aux hurlements stomacaux, un petit ovni rose et crémeux. Il s’agit d’une salade classique aux betteraves et hareng mariné, le tout relevé d’une bonne dose de mayonnaise. Fondant sous la dent, subtile au goût, c’est encore meilleur avec un peu de pain noir artisanal, légèrement beurré. «C’est ma mère qui fait la cuisine », explique Roman, serveur et fils du propriétaire, dont la soeur Olesia est, elle aussi, serveuse. Après 10 ans d’existence, la Caverne demeure un projet entièrement familial.

20h22. Les lumières se tamisent. La voix nasale et langoureuse du chanteur retentit sous les feux des projecteurs. Muni de son ordinateur portable et d’un tambourin, il alterne entre pop commerciale russe et chants folkloriques. Une piste de danse se dessine : les femmes haut perchées sur leurs talons aiguilles forment un cercle presque immobile, tandis que les messieurs gardent la mine stoïque, près de la cuisine. Les enfants crient et courent d’un bout à l’autre de la pièce, étayant la frénésie de ce spectacle chaotique. En retrait, la matriarche à la chevelure rouge cuivré, médite seule, l’oeil placide. Elle incarne le mal-être russe. Sa vodka, elle la boit pure. Sans détour. En hommage aux beaux jours et à la grisaille de sa Russie natale.

Une assiette luxuriante nous tire de nos troublantes rêveries. S’y côtoient quelques mets essentiels de la gastronomie russe et d’Europe orientale. «Il y a des pelmeni, des manty et des vareniki », dit Roman, en désignant les bouchées faites de pâte farcie, cuites à la vapeur. Petites ou dodues, au boeuf ou aux pommes de terres, elles ne valent pas les blinis, ces petites crêpes fourrées de boeuf juteux aux oignons. L’assiette a beau être généreuse, le concept de bouchées farcies nous fait tourner en rond. Heureusement, une petite saucisse ukrainienne moelleuse à souhait nous redonne le sourire. Mais pas pour longtemps.

Les yeux vitreux, le front en sueur, le chanteur entame une balade émouvante, dont le ton tragique envahit la salle. L’obscurité presque totale nous laisse seulement deviner les silhouettes qui s’enlacent avec nostalgie. Enivrées par le spectacle solennel, nous avons quitté depuis longtemps la Cotes des Neiges et ses vendeurs de kebab.

La Caverne, 5184, ch. de la Côte-des-Neiges, Montréal, 514-738-6555

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