Volume 19

Harper fait peur aux chercheurs

Des voix s’élèvent au Canada comme à l’étranger pour blâmer le gouvernement fédéral, accusé de museler ses scientifiques. Une attitude doublée d’une nouvelle politique de financement qui menace la recherche fondamentale.

 En termes de liberté de parole des chercheurs, le Canada de Stephen Harper ressemble fort aux États-Unis de George W. Bush selon l’éditorial de l’édition du 1er mars dernier de la prestigieuse revue scientifique Nature. Depuis le retour des conservateurs à Ottawa en 2006, la situation se serait inversée dans les deux pays, notamment depuis que le président Obama a demandé aux agences américaines de mettre en place une politique de transparence vis-à-vis des journalistes en décembre dernier.

À la mi-février, une conférence pancanadienne coorganisée par l’Association des communicateurs scientifiques du Québec (ACS), et une lettre ouverte envoyée au premier ministre par six organisations professionnelles scientifiques avaient déjà été mises sur pied pour dénoncer les obstacles que le gouvernement fédéral place entre ses agences comme Environnement Canada, les médias et le public.

Sébastien Sauvé, professeur au département de chimie de l’UdeM et membre du Cercle scientifique de la Fondation David-Suzuki – un institut de recherche indépendant qui se veut une alternative à ce problème de diffusion des fruits de la recherche –, a constaté les difficultés des chercheurs fédéraux à présenter leur travail ou à participer à des conférences internationales. Il regrette qu’il soit parfois le seul à pouvoir interagir avec les médias lorsqu’il est question de travaux auxquels il a collaboré avec le gouvernement. «Je suis à l’aise de parler avec les journalistes quand il s’agit de travaux conjoints et que j’en suis le chercheur principal. Mais quand ce n’est pas le cas, le public se trouve souvent privé de l’expertise scientifique de haut niveau de mes collègues fonctionnaires », déplore-t-il.

Mutisme et surdité 

Mathieu-Robert Sauvé, journaliste scientifique indépendant et président de l’ACS, se dit «estomaqué » par le nombre de scientifiques touchés, qu’il estime à 23000. «Communiquer la science est aussi important que de la réaliser, car tout l’édifice de la connaissance s’appuie sur l’accumulation du savoir, précise- t-il avant d’ajouter qu’aucune entrave à la communication ne devrait être tolérée dans une société libre et démocratique.»

Il déplore que le gouvernement ne prête pas une oreille attentive au problème d’accès de ses scientifiques aux médias. Il raconte que Gary Goodyear, le ministre d’État (Sciences et Technologie), n’a pas répondu aux sollicitations qui lui ont été faites pour participer à la conférence coorganisée par l’ACS en février alors qu’il était pourtant sur place. L’attitude gouvernementale en matière de liberté de parole accordée aux chercheurs fait perdre de la crédibilité au Canada au niveau international selon Mathieu-Robert Sauvé. «C’est triste, car nous sommes un pays riche avec beaucoup d’expertise et une activité très dynamique en recherche et que l’économie est de plus en plus basée sur le savoir.»

La dissimulation de la vérité sur le réchauffement climatique serait également à l’origine de la nouvelle politique fédérale en matière de relations avec les médias selon le Réseau Action Climat Canada. Dans un rapport publié en mars 2010, cette organisation a établi que la couverture médiatique des scientifiques travaillant sur les changements climatiques à Environnement Canada avait baissé de 80 % entre 2006-2007 et 2008-2009.

Des accusations pour lesquelles il est difficile d’obtenir une réaction du gouvernement fédéral, Environnement Canada n’ayant pas donné suite à la demande d’entrevue de Quartier Libre. Charles Drouin, porte-parole du Conseil national de recherches du Canada (CNRC), le principal organe de recherche et de développement du gouvernement fédéral, considère que la question de la liberté d’expression des chercheurs n’est pas un enjeu au sein de son organisation. « Nous répondons aux 200 demandes de journalistes que nous recevons chaque année et nous diffusons le travail de nos scientifiques sur Twitter ou sur des vidéos postées sur YouTube», souligne-t-il.

Quant à Éric Montpetit, le directeur du département de science politique de l’UdeM qui a notamment étudié la question des politiques environnementales, il met en avant le fait que les chercheurs fédéraux sont des fonctionnaires et qu’ils sont donc soumis au devoir de réserve.

 Objectif privé 

Sébastien Sauvé estime que le musèlement actuel des chercheurs n’est qu’une première étape. «Il est clair qu’il y a une volonté fédérale de minimiser l’impact des chercheurs fédéraux pour pouvoir après les éliminer», juge-t-il. De fait, l’idée de rentabiliser la recherche au profit des entreprises est de plus en plus présente. Le rapport Jenkins commandé par le gouvernement conservateur sur le soutien fédéral à la recherche et au développement, paru en octobre dernier, préconise notamment de transformer les instituts du CNRC en centres de recherche mobilisant le secteur universitaire, les provinces, mais aussi les entreprises.

«Ce n’est pas forcément mauvais, analyse Sébastien Sauvé, mais les besoins en recherche fondamentale sont très importants. Or, on est train d’enlever des moyens à la recherche fondamentale pour en donner en recherche au bénéfice de l’industrie».

Éric Montpetit explique que les subventions provenant des fonds fédéraux sont de plus en plus orientées, c’est-à-dire que les conseils d’administration des organismes subventionnaires sélectionnent des thèmes de recherche et que les chercheurs universitaires doivent choisir parmi ces thèmes. «Avant, 100 % des subventions étaient non orientées», se rappelle-t-il.

Les chercheurs vont devoir s’habituer à cette nouvelle situation qui semble là pour durer, tant elle se situe dans la droite ligne de la politique générale du gouvernement conservateur, qui mise sur le secteur privé pour assurer le développement économique du pays.

 

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