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Gros plan sur: les dynamiques de tension en milieu universitaire

Problèmes de santé psychologique, dépressions, arrêts de travail: certains signes ne trompent pas pour identifier un milieu de travail toxique. «Les troubles mentaux liés au travail ou leurs symptômes peuvent affecter significativement la qualité de vie et le fonctionnement des personnes», indique le gouvernement du Québec sur son site Internet, dans l’onglet «Travail et santé mentale».

Je dis souvent des universités qu’elles sont des institutions féodales, chacun ayant son petit château fort, sa petite plate-bande.

Laurent Duchastel, Directeur du développement professionnel à l’École de santé publique de l’UdeM

Selon le professeur au Département de psychologie de l’UdeM Luc Brunet, un climat organisationnel peut s’évaluer dans une dimension allant de la méfiance à la confiance. «La confiance, c’est comme une allumette, ça ne s’allume qu’une fois, déclare-t-il. Dès qu’elle a disparu, c’est très difficile de la ramener.»

Particularités du milieu universitaire

Selon le directeur du développement professionnel à l’École de santé publique de l’UdeM, Laurent Duchastel, l’Université est un établissement de nature très compétitive entre les individus en raison du rapport de force différent entre les professeur·e·s, titulaires permanents, et les chargés de cours, contractuels. «Je dis souvent des universités qu’elles sont des institutions féodales, chacun ayant son petit château fort, sa petite plate-bande», explique-t-il.

De ce rapport de force résultent parfois, d’après lui, des différences de traitement et de la précarité, par exemple lorsque le contrat d’un chargé de cours n’est pas reconduit ou que son poste est supprimé.

D’après M.Duchastel, le milieu est également très normatif, avec une hiérarchie méritocratique, mais également «égocratique*». Les enseignant·e·s doivent avoir le plus de visibilité possible et pour y parvenir, certain·e·s peuvent chercher à en dénigrer d’autres. «J’ai déjà entendu des choses comme « tu n’es pas un professeur, tu es juste un chargé de cours », et ça peut être blessant, confie l’expert. Si quelqu’un est blessé dans une organisation « égocratique », il peut avoir tendance à redonner son aigreur au suivant.»

De plus, pour M. Brunet, les organisations publiques non concurrentielles peuvent survivre plus facilement à un mauvais climat que les organisations privées non monopolistiques** qui pourraient faire faillite en raison de dysfonctionnements que celui-ci pourrait amener.

M.Duchastel apporte un autre élément pour expliquer une certaine pression des universités sur leur corps enseignant: la course aux subventions et aux agréments, lesquels permettent à leurs programmes d’accéder aux classements internationaux.

Le cas du SEG de l’ÉTS

Le huit novembre dernier, Le Journal de Montréal a révélé le «climat toxique» dénoncé dans une lettre par 11 enseignant·e·s du SEG, dans un article intitulé «Le « climat de crainte » dénoncé à l’ÉTS».

Extrait de la lettre adressée à la haute direction de l’ÉTS

«Si nous vous écrivons ces lignes, c’est pour aider à rompre le climat malsain. Plusieurs personnes sont à bout de souffle. Vous transmettre cette lettre est un choix très sérieux qui nous demande beaucoup de courage.»

La lettre, dont Quartier Libre a obtenu une copie, adressée à la haute direction de l’ÉTS le 17  mai 2021, dénonce «[un] climat de travail délétère [de la part de la direction du SEG] qui perdure depuis trop longtemps [au SEG] et qui affecte le travail, le bien-être et la santé de plusieurs employés de l’ÉTS». Les plaignant·e·s accusent directement le directeur du SEG, Frédérick Henri, d’être «à l’origine de nombreux problèmes par son style de gestion non respectueux et intimidant», soulevant que «plusieurs personnes sont à bout de souffle». À la suite de cette lettre, une enquête a été lancée par une firme externe pour analyser la situation. Le 14  octobre dernier est paru le rapport du comité de suivi ainsi qu’un plan d’action afin de remédier à la situation.

Quartier Libre a rencontré le président du Syndicat des chargés de cours de l’ÉTS-Service de l’enseignement général (SCCÉTS-SEG), Alain Régnier. Il a confié s’être engagé comme président du Syndicat il y a quatre ans par devoir, après avoir constaté que certain·e·s de ses collègues étaient mal outillé·e·s pour gérer certaines situations.

«Presque tous les dossiers que j’ai vus depuis quatre ans sont des motifs de harcèlement menés par des directeurs, sans fondement, c’était essentiellement de l’autorité pour que les gens obéissent à leur diktat», révèle M.Régnier. Il affirme qu’au moins six de ses collègues ont reçu des diagnostics de dépression situationnelle de différents médecins.

Le président du Syndicat parle d’un certain «népotisme institutionnalisé» qu’aurait instauré la direction à l’ÉTS depuis

Quartier Libre a rencontré Alain Régnier au pavillon Marie-Victorin de l’UdeM.

plusieurs années.

Quartier Libre a également rencontré quelques étudiant·e·s qui ont témoigné sous couvert d’anonymat. Un·e étudiant·e au programme de génie des opérations et de la logistique se souvient ainsi qu’en avril  2020, l’un de ses enseignants a «disparu» et a été remplacé une semaine avant l’examen final, et qu’il avait même déjà reçu des appels de son médecin pendant des cours. Aucune nouvelle de cet enseignant n’a été donnée selon l’étudiant·e.

Un·e autre étudiant·e au baccalauréat en génie mécanique se souvient également d’un changement d’enseignant en cours de session en 2019, pour arrêt maladie. «Après avoir lu l’article [du Journal de Montréal], j’en ai parlé avec d’autres étudiants, mentionne l’élève. On était tous surpris par la nouvelle. Je trouve cette situation très triste, personne ne mérite de travailler dans un tel environnement de travail. Si un enseignant venait à m’en parler, j’irais assurément le soutenir comme je peux.»

M.Régnier avoue être extrêmement déçu des résultats du comité de suivi sur l’analyse du climat de travail au sein du SEG. D’après lui, la responsabilité de la direction dans cette affaire a été sous-évaluée et le Syndicat des chargés de cours ainsi que les plaignant·e·s n’ont pas été consultés sur les moyens mis en œuvre par le comité. Il mentionne vouloir tout de même profiter de certaines actions mises en place, afin de négocier la convention collective. Le directeur du SEG n’a pour sa part pas souhaité répondre aux questions de Quartier Libre.

Manque de reconnaissance

Des différents échanges de Quartier Libre avec les spécialistes et Alain Régnier ressort notamment un possible manque de reconnaissance pour les chargés de cours. Une étude comparative entre leurs postes et ceux de maître d’enseignement, commandée par le SCCÉTS-SEG*** et réalisée en octobre2021, dévoile, entre autres, que les conditions de travail des chargé·e·s de cours sont précaires comparativement à celles des maîtres d’enseignement, ce qui rend l’environnement professionnel plus stressant. Bien que les postes de maîtres d’enseignement requièrent davantage de responsabilités de contenu et de tâches administratives, les qualifications sont équivalentes. De plus, l’étude conclut que, parvenu à l’échelon maximal, un maître d’enseignement reçoit un salaire 30% plus élevé que celui d’un·e chargé·e de cours.

M.Duchastel explique également que lorsque vient la remise des prix d’excellence en enseignement, organisée par les universités, les chargé·e·s de cours sont rarement récompensés et, lorsqu’une récompense à leur égard est décernée, elle l’est de manière secondaire ou peu soulignée. Dans certaines universités, au moment de la cérémonie de collation des grades, les chargé·e·s de cours sont invités sur scène au même titre que les professeur·e·s depuis très peu de temps. Pendant la pandémie, alors que les cours étaient donnés en ligne, les enseignant·e·s ont souvent dû réinventer leurs cours, les retravailler, et d’après le directeur du développement professionnel à l’École de santé publique de l’UdeM, la plupart des subventions pour ce travail supplémentaire ont été versées aux professeur·e·s et non aux chargé·e·s de cours.

Surcharge de travail ?

Selon M.Duchastel, l’hyperproductivité est d’ailleurs valorisée dans le milieu universitaire. «Aujourd’hui, il faut être dans la recherche-action, être débordé, engagé, et l’enseignement, bien que toujours valorisé, l’est moins que la recherche», déplore-t-il.

« Pour assurer un climat sain, de manière générale, il faut donner aux employés des signes de reconnaissance et de considération.»

 Jean-Sébastien Boudrias, Professeur titulaire au Département de psychologie de l’UdeM 

Le système productif de l’université néolibérale a justement été dénoncé par des chercheur·euse·s, professeur·e·s et doctorant·e·s universitaires en 2015 dans la publication For Slow Scholarship: A Feminist Politics of Resistance through Collective Action in the Neoliberal University, dans laquelle est revendiquée une forme de slow scholarship: plus de temps nécessaire pour étudier et produire de manière plus qualitative.

Les conséquences d’un climat toxique

Selon M. Brunet, sur le long terme, l’évolution d’une personne dans un climat toxique peut avoir des conséquences sur l’estime de soi, peut mener à des dépressions ou encore à des burn-out. «Quelqu’un qui a déjà fait un épuisement professionnel aura tendance à en refaire un de façon cyclique», assure-t-il.

Sur le plan sociétal, la présence d’un climat toxique en milieu de travail peut devenir un enjeu de santé publique. «Il crée des humains dysfonctionnels, et s’ils le sont dans leur milieu de travail, ils vont l’être sur la route en allant chercher leurs enfants, ils vont être dysfonctionnels partout, on en voit plein», alerte la professeure agrégée à l’École des relations industrielles de l’UdeM Mélanie Dufour-Poirier.

Des pistes de solutions

«Pour assurer un climat sain, de manière générale, il faut donner aux employés des signes de reconnaissance et de considération», explique le professeur titulaire au Département de psychologie de l’UdeM Jean-Sébastien Boudrias.

Les gestionnaires et la direction doivent également être outillés pour gérer le personnel. «Ça prend des gens qui ont une éthique, qui savent prendre soin de l’autre, et ça, il y en a beaucoup qui ne le réalisent pas, estime M. Brunet. Il y a des limites à ce qu’on peut demander aux gens. On a tellement pressé le citron que maintenant, il n’y a plus de jus.»

Le professeur indique également que faire des sondages réguliers sur l’état de santé mentale et sur la perception du climat de travail auprès des employé·e·s, dont les résultats doivent être par la suite présentés et discutés, est important pour éviter qu’un mauvais climat s’installe. «Un climat de travail se détériore rapidement et se reconstruit très lentement», souligne-t-il.

D’après M.Duchastel, depuis vingt ou trente ans, beaucoup de professeur·e·s aux États-Unis et au Canada sont devenus des «grant seekers» (demandeurs de subventions) pour contrer le sous-financement des universités, si bien que pour certain·e·s, le temps consacré à l’enseignement devient une partie marginale de leur horaire, qui est très chargé. «Certaines universités comme HEC [Montréal] ont créé des postes de maîtres d’enseignement, un peu comme ceux des chargés de cours, mais avec la sécurité d’un emploi permanent, précise-t-il. Les maîtres d’enseignement assurent la coordination des cours, l’encadrement et se tournent aussi vers les professeurs. Ce type de poste peut être une solution d’équilibrage, le trait d’union manquant.»

«Si vous voulez être de bons directeurs des ressources humaines, il faut écouter vos travailleurs, affirme Mme Dufour-Poirier. Quand on arrive à ce cas-là [celui du SEG de l’ÉTS], c’est que tout le monde a dépassé ses limites, il y a eu un manque [d’écoute et de communication] quelque part.»

*En politique, société dirigée par l’orgueil des élus.

**Qui n’a pas le monopole, concurrentielle.

***Comparaison de la valeur de la rémunération de l’emploi de chargé·e de cours en relation avec l’emploi de maître d’enseignement , produit par la firme Services financiers André Forcier (SFAP) en octobre 2021.

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