Une réunion de famille crève-cœur laisse apparaître une série de portraits: un père, une mère et une sœur avouent leur culpabilité face à la caméra, prise à témoin. Cette histoire, bien que mise en scène, est vraie. Elle est celle de la réalisatrice canadienne d’origine vietnamienne Carol Nguyen, qui la retrace dans son documentaire déchirant No Crying at the Dinner Table.
Le court-métrage de la réalisatrice Carol Nguyen, No crying at the dinner table (On ne pleure pas à table) est un saisissant discours sur la libération de la parole au sein d’une famille rongée par le manque de communication, l’absence et les regrets. La cinéaste invite les spectateur·rice·s à assister aux discussions. Dans un premier temps, elle recueille isolément les souvenirs de ses proches, hantés par les maux du passé, puis elle les réunit et rediffuse l’ensemble à travers un poste de radio. Ce faisant, elle fait entrer l’auditoire dans son foyer afin que celui-ci puisse assister à la révélation de lourds secrets, ravages de l’héritage et du bagage culturel vietnamien transmis de génération en génération.
Portraits de famille
No Crying at the Dinner Table frappe avant tout par la beauté de ses images, son esthétique léchée et son atmosphère douce-amère. Les espaces de la maison sont minimalistes, toiles de fond dénuées de tout artifice. Épurés, les décors offrent un support visuel efficace, mettant en valeur les visages, qui sont de véritables tableaux sur lesquels une émouvante mélancolie se peint. Cette nudité naturelle des décors est à l’image de l’intimité de la situation. Alors que la cuisine est plongée dans une semi-pénombre en arrière-plan, les personnages, assis, se dessinent finement devant l’œil de la caméra, baignés d’une chaude lumière. Cette série de portraits de famille, capturée principalement en plans frontaux, donne l’occasion aux spectateur·rice·s de se sentir comme des interlocuteur·rice·s privilégié·e·s, des intrus·e·s gracieusement accueilli·e·s dans la sphère privée du ménage.
Maux à mots
Quelque chose d’inouï dans cette expérience menée dans l’objectif de soulager les maux familiaux se passe: les mots se libèrent. La verbalisation des traumatismes liés au deuil, qui était jusqu’alors interdite, se fait entre révélations et confessions. Comme l’explique la mère, la pudeur émotionnelle fait partie de l’éducation vietnamienne. Conserver pour soi ses sentiments les plus douloureux et les taire est la norme. En demandant à sa famille de témoigner, Mme Nguyen brise le tabou de cet interdit culturel tacite qui impose le silence en même temps que celui de l’injonction de ne pas pleurer à table, qu’elle évoque dans le titre de son film. Celui-ci promeut un dialogue des intériorités, par lequel les individus sont désormais libres de partager leur expérience personnelle. Ainsi, les langues vietnamienne et anglaise se délient, et les voix diffusées par le poste de radio côtoient celles des protagonistes qui apparaissent à l’écran. Si la parole se libère au sein d’une réunion de famille, cette dernière est singulière : les membres s’unissent à nouveau par l’expression orale, le don et le pardon, conjuguant sensibilité et vulnérabilité.
Diffusion et transmission
Non seulement le court-métrage semble avoir une incidence positive sur la famille que le public découvre, mais il n’en est pas moins édifiant, voire cathartique, pour tout·e spectateur·rice. En recueillant ces aveux intimes et en les diffusant aux yeux de tous·tes, la réalisatrice rend universelle une expérience qui n’était au départ qu’individuelle. Par l’entremise de la documentation des efforts de sa famille pour s’affranchir du joug générationnel qui contraint celle-ci à ne pas s’exprimer librement, elle transmet au monde un puissant message consolateur : l’amour peut se libérer par le partage de soi, ce qui requiert parfois de faire un sacrifice… ou un joli documentaire.
No Crying at the Dinner Table a été réalisé en 2019 par la réalisatrice canadienne d’origine vietnamienne Carol Nguyen. Il est accessible en ligne sur la plateforme Tënk (l’abonnement à la plateforme est de 28 $ pour trois mois ou la location d’un film est de 3 $) et sur le site Internet Vimeo (en accès gratuit).