« L’art qui n’est pas engagé est un art qui ne sert à rien, selon moi, affirme l’humoriste cofondatrice du collectif Les Allumettières et du cabaret-spectacle Bienvenue aux dames, Emna Achour. L’art peut aussi se voir comme du divertissement, mais je trouve que les artistes ont tellement une belle tribune que ne pas s’en servir à bon escient, c’est passer à côté de quelque chose. »
Depuis quelques années déjà, plusieurs figures de l’humour se sont fait connaître sur les scènes québécoises pour leurs choix de sujets engagés. C’est le cas, par exemple, de l’humoriste cofondatrice du spectacle Womansplaining Show, Anne-Sarah Charbonneau. Tout comme Emna, elle axe ses performances autour de son appartenance à des communautés minoritaires. Dans leurs numéros respectifs, toutes deux abordent des causes sociales telles que le féminisme, l’antiracisme ou l’environnement. Les deux humoristes, qui ont entamé leur carrière en 2019, semblent apporter un vent de changement dans le milieu.
Reprochant à la scène humoristique provinciale de ne pas être assez inclusive, Anne-Sarah et Emna font partie d’une cohorte d’artistes qui tendent à rendre cette scène plus représentative et plus diversifiée. Plusieurs initiatives comme celles du Womansplaining Show, Bienvenue aux dames ou encore Les Allumettières invitent seulement des femmes et des personnes issues de la diversité de genre et sous-représentées sur les scènes d’humour.
Emna est l’une des cocréatrices de la page Instagram @pasdefillessurlepacing. Des affiches de spectacles dans lesquels la programmation ne laisse place à aucune femme sont publiées collectivement pour dénoncer la tendance des « boys club » dans l’industrie.
Militer à travers l’humour
Prendre des mesures, se responsabiliser et mettre à profit son pouvoir d’influence pour servir des causes, tel est le credo sur lequel se base Emna dans la pratique de son art. Selon elle, le potentiel que représente l’humour pour transmettre des messages politiques est si grand que ne pas en profiter serait regrettable. « Il y a des gens qui bloquent le pont pour parler de l’environnement et éveiller les consciences, explique l’humoriste. Moi, je profite du fait que je sois sur scène devant des centaines de personnes qui ne peuvent pas m’interrompre, pour parler de l’environnement. »
Ces propos font écho aux convictions du jeune humoriste William Bindia, qui espère pouvoir vivre un jour de son art. « Quand tu as plein de personnes qui te regardent et qui t’écoutent, au-delà de le vouloir, c’est quasiment un devoir de faire passer des messages », estime-t-il.
Montréal est une ville connue pour ses scènes de monologue comique (stand-up), sur lesquelles naissent et se produisent de véritables vedettes. Les humoristes à succès se retrouvent parfois acteur·rice·s, comédien·ne·s ou chroniqueur·euse·s, profitant alors d’une exposition médiatique « disproportionnée », selon Emna. « J’aurais pu devenir autrice de livres et passer mes messages comme ça, mais je savais que l’humour jouissait de cette crédibilité, de cette notoriété et de cette tribune immense au Québec », révèle-t-elle.
Dans le cas d’Anne-Sarah aussi bien que dans celui d’Emna, la frontière entre militantisme et humour est parfois poreuse, voire inexistante. « Je ne serais pas humoriste si je n’étais pas engagée, féministe, antiraciste », poursuit Emna. Même si pour sa collègue Anne-Sarah, le but premier n’est pas de militer sur scène, celle-ci a conscience que les sujets qu’elle aborde, tirés de son vécu de personne queer, peuvent prendre un tournant politique. « C’est sûr que je vais parler de moi », confie-t-elle.
Elle affirme que dans sa vie privée, comme dans celle de ses collègues, elle est très militante et que ça se reflète naturellement dans son humour.
Interpeller et représenter le public
Selon Emna, l’humour inclusif permet de toucher un tout nouveau public, qui ne se sentait pas représenté par les spectacles d’humour traditionnels. « La plupart des humoristes que je vais voir, ce sont des humoristes quand même engagés, témoigne Coralie, l’une des spectatrices venues assister à un spectacle au Terminal comédie club. Je n’aime pas l’humour oppressant envers certaines communautés. »
L’ancien étudiant de l’UdeM Balthazar Balland, membre de la scène humoristique québécoise et française, explique que « tout peut être politisé, mais l’objectif reste de faire rire. Si les gens ne se sentent pas inclus, ils ne pas vont se sentir interpellés, ou bien ils vont avoir la sensation de perdre leur temps », ajoute-t-il.
Pour Emna, son humour est un travail de vulgarisation, qui demande une certaine éducation et des connaissances sur ces enjeux. « Je pense que les humoristes engagés, avant de dire quelque chose sur scène, vont lire des livres, des articles, et vont s’informer, précise-t-elle. Moi, j’ai des dizaines de livres sur la sociologie, le féminisme, l’environnement, desquels je m’inspire. »
Un état des lieux
Selon Emna, malgré leur succès commercial conséquent, ces soirées d’humour restent encore nichées. « La télévision donne peu de tribunes à cette scène woke, qui vend pourtant des billets et gagne [souvent] très bien sa vie, souligne l’humoriste. Moi, je fais des sold-outs de mes shows, mais personne ne veut me produire, parce que je dérange trop. » Elle ajoute que les grands producteurs « en haut de l’échelle » pensent que ce genre de spectacle ne vend pas de billets.
Les initiatives comme la page Instagram @pasdefillessurlepacing tendent justement à influencer les mentalités, selon elle. « Pas de filles sur le pacing, c’est sûr que ça m’a mis à dos beaucoup de personnes, mais ça a eu l’effet que j’attendais : provoquer des remises en question », se réjouit Emna. Elle confie d’ailleurs que même si le compte Instagram n’avait pas pour but de cibler certaines soirées au départ, certaines d’entre elles craignent désormais de s’y retrouver.
L’une des missions du programmateur du Terminal comédie club, Guillaume Paquin, est d’être le plus inclusif possible. « Des initiatives comme Pas de filles sur le pacing permettent de rouvrir la discussion, affirme-t-il. D’après moi, c’est juste une question de temps pour avoir des pacing paritaires. »
Un autre changement observable est notamment l’approche d’une formation plus inclusive à l’École nationale de l’humour. « Ça a vraiment créé un safe space qui est de plus en plus représentatif du milieu, confirme l’humoriste diplômé en 2023 de la première cohorte paritaire de l’établissement, Thomas Bédard. En ce moment, c’est la troisième cohorte consécutive qui est paritaire. » Il souligne que de plus en plus des membres sont également issus de la diversité culturelle et de genre.
« J’ai l’impression qu’il y a tellement de styles et de publics différents que l’humour va juste se polariser et qu’il va juste y avoir plusieurs niches », estime Anne-Sarah.
Pour Emna, l’aspect « éducatif » de l’humour engagé atteint parfois ses limites. « Certains souhaitent amener les racistes de leur côté, et c’est très correct, et parfois, j’ai moi-même cette intention et cette énergie, mais d’autres fois, je suis fatiguée, admet-elle. J’ai juste envie de parler aux gens qui ne se sont jamais sentis interpellés par l’humour au Québec, et c’est à eux que j’ai envie de faire du bien. »