Esquisser sa science

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Par Patrick MacIntyre
mercredi 22 avril 2015
Esquisser sa science
Extrait d’une bande dessinée d’Anne-Laure Mahé intitulée La démocratisation fait des vagues. Voir la version intégrale si dessous.
Extrait d’une bande dessinée d’Anne-Laure Mahé intitulée La démocratisation fait des vagues. Voir la version intégrale si dessous.
Rendre accessible une information scientifique à un large public, tel est le but avoué de la vulgarisation scientifique. Ce public peine parfois à se plonger dans la lecture assidue de longs articles. À l’instar du pharmacien Olivier Bernard, qui donnait une conférence à l’UdeM le 13 avril dernier, certains experts ont ainsi décidé de vulgariser leur science… à coups de croquis et d’humour.
« La vulgarisation passe par une certaine forme de simplification, mais en même temps, le but n’est pas de sacrifier totalement la complexité, il y a un équilibre parfois compliqué à trouver. »
Anne-Laure Mahé, Étudiante au doctorat en science politique à l’UdeM

« Qui a envie de lire un texte de 1 500 mots et plus ? questionne M. Bernard, alias Le Pharmachien. Une bande dessinée, ça prend quatre ou cinq minutes à lire, et c’est pas mal ce qu’il y a de plus attrayant. Les gens ont de l’intérêt par rapport à la santé, mais il y a de très mauvaises informations sur Internet et quand celles-ci pro­viennent de scientifiques, c’est plate, ennuyant, voire limite condescendant . »

Selon le rédacteur en chef de l’Agence Science-Presse, spécialisée dans les sujets scientifiques et technologiques, Pascal Lapointe, le public n’a pas nécessairement le temps de décortiquer des textes scientifiques.« La vulgarisation scientifique existe pour cela : il faut des gens qui mettent un peu d’ordre dans le chaos, estime-t-il. Et elle est pertinente quel que soit le canal utilisé, ça peut même être par la fiction. The Big Bang Theory [NDLR : sit­com américaine qui suit la vie de deux scientifiques], par exemple, permet de rejoindre un public qu’on n’aurait peut-être pas rejoint autrement. »

Avant de créer en septembre 2012 son blogue Le Pharmachien. com « le blogue impertinent qui simplifie la science et anéantit la pseudoscience », M. Bernarda toujours fait de la vulgarisation scientifique auprès de ses patients à la pharmacie. « Je trouvais que ce n’était pas assez efficace, car je le faisais auprès d’une personne à la fois : j’ai trouvé que ce serait intéressant de créer un blogue pour que cela ait plus d’impact », explique-t-il.

À chaque expertise son croquis

M. Bernard passe désormais par le dessin pour lutter contre les idées reçues. « L’exemple le plus courant auquel je suis confronté est celui des fameuses toxines : les gens pensent qu’elles nous empoisonnent de l’intérieur et qu’il faut à tout prix les éliminer, dit-il. Il y a aussi l’idée selon laquelle tout ce qui est naturel est bon et tout ce qui est chimique est mauvais. Mais tout ce qui est naturel est forcément chimique ! »

L’étudiante au doctorat en science politique à l’UdeM Anne-Laure Mahé a également lancé son propre blogue, Dessinons la science politique, en septembre 2014, afin d’allier deux de ses centres d’intérêt : la science politique et le dessin. « Le déclic a été le fait de voir régulièrement dans les médias et sur les médias sociaux des discours qui reflétaient une méconnaissance profonde des enseignements des sciences sociales, alors je me suis dit que plutôt que de me plaindre, je devais essayer de contribuer à combler ce manque, à petite échelle », explique-t-elle.

Selon l’étudiante, partie faire une enquête de terrain au Soudan pour sa thèse, le grand pu­blic comprendrait plus facilement ce que font des chercheurs dans le domaine des sciences pures que dans celui des sciences sociales.Anne-Laure tente ainsi de démystifier des concepts liés à la science en créant des bandes dessinées. « Je le fais parce que je pense avant tout que c’est important de transmettre le savoir que nous produisons, qui reste malheureusement trop souvent cantonné aux journaux scientifiques et à des cercles restreints, dit-elle. Il fait face à la concurrence de discours pseudo-­sociologiques de certains intellectuels ou éditorialistes, qui vont parfois dans la direction opposée de ce que nos recherches ont démontré », dit-elle.

Le professeur agrégé de l’École de santé publique de l’UdeM, titulaire d’une chaire de recherche en santé publique appliquée des Instituts de Recherche en Santé du Canada, et chercheur au centre de recherche du CHU de Montréal, Valéry Ridde, a quant à lui co-réalisé cette année un recueil de dessins satiriques sur le financement et l’accès aux soins en Afrique de l’Ouest. Celui-ci est consultable en ligne et téléchargeable. Il a été créé dans le cadre du projet Accès aux soins des populations vulnérables du Sahel en Afrique de l’Ouest, soutenu par l’organisation non gouverne­mentale (ONG) HELP.

« C’est un projet à long terme qu’on réalise avec cet ONG depuis 2008, on essaie de développer des connaissances qui permettent d’évaluer l’intervention dans le pays et on cherche à montrer qu’il faut supprimer la barrière financière à l’accès aux soins, explique-t-il. Le recueil de dessins s’adresse à un public le plus large possible. On voulait choquer un peu, faire rire et faire discuter autour de sujets sérieux. »

Selon le professeur, beaucoup de préjugés perdurent concernant l’accès aux soins. « On pense notamment que quand c’est gratuit, les gens ne valorisent pas le service et en abusent », illustre-t-il.

Chasser les préjugés par l’humour

Le rédacteur en chef de l’Agence Science-Presse estime que quand la vulgarisation passe par le dessin et non par le texte, ce n’est pas seulement pour expliquer la science. « C’est aussi pour transmettre une émotion, ses impressions par l’humour, par le tragique, plus facilement que le texte », croit-il.

L’ironie est un registre qu’utilise beaucoup Le Pharmachien à travers ses illustrations. « L’humour, c’est une émotion : les gens apprennent beaucoup mieux quand il y a une composante émotionnelle, qui passe par des métaphores et des analogies, explique-t-il. C’est une façon détournée de faire en sorte que l’information soit assimilée. »

Le dessin peut faire rire, mais il ne peut pas en dire autant qu’un article scientifique, constate pourtant Anne-Laure. « La vulgarisation passe par une certaine forme de simplification, mais en même temps, le but n’est pas de sacrifier totalement la complexité, il y a un équilibre parfois compliqué à trouver », remarque-t-elle.

Selon M. Ridde, les articles et les dessins de vulgarisation scientifique ne doivent pas s’opposer, mais plutôt se compléter. « Dans le monde académique, les articles restent essentiels, rappelle-t-il. Mais il faut que dans certains domaines, comme en santé publique, les scientifiques puissent avoir la capacité d’atteindre un public plus large. »

Ce dernier regrette que son travail de vulga­risation par le dessin ne soit pas pris en compte par le système académique. « C’est du temps qui n’est pas reconnu dans la carrière des professeurs et des chercheurs en général, souligne-t-il. En d’autres termes, c’est mieux de publier un ar­ticle scientifique dans une grosse revue même si cet article n’est lu par personne, plutôt que de faire un album de caricatures qui va être vu par 10 000 à 15 000 personnes. »

Pour le professeur, il est pourtant essentiel de faire évoluer les mentalités et les perceptions concernant le financement et l’accès aux soins, son domaine de prédilection, et avant tout, de continuer à susciter le débat.

 

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