Es-tu normal ?

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Par Pascaline David
mercredi 5 octobre 2011
Es-tu normal ?

Moi, à mes propres yeux, la plupart du temps.

Il faut dire que ma conception de la normalité est large et comprend plusieurs types de comportements fichés déviants.

Je connais une femme qui se considère plutôt normale, heureuse et épanouie. Elle est présentement au chômage et en recherche d’emploi, mais elle est amoureuse, alors tout va.

Cette femme s’appelle Martine [nom fictif], et elle a trente ans.

Martine habite au Québec depuis huit ans, et elle possède la double nationalité canadienne et française.

Genre de mélange de Julia Roberts et d’Audrey Tautou, Martine est belle et hédoniste. Elle a de la personnalité et du répondant et elle estdu genre à pester contre le fait qu’il faille travailler. Entrons dans les détails : Martine porte du 34C.

Martine est normale; elle ne fait pas confiance à un autre dentiste qu’à celui qui s’occupe de ses dents depuis qu’elle en a. Chaque année, lorsqu’elle retourne visiter sa famille en France, elle s’assure de prendre un rendez-vous pour se faire examiner le palais.

Cet automne, Martine avait une raison précise d’aller visiter le vieux dentiste : au printemps passé, dans un chalet, un quidam lui avait brisé la dent à l’aide d’un goulot de bouteille de bière. Il va sans dire, Martine s’inquiétait pour son émail.

Alors, Martine visite le dentiste (format pièce de théâtre)

Dentiste, usant de sa formule d’accueil habituelle : – Alors, quoi de neuf, as-tu un scoop? [NDLR: Étrange formule pour un dentiste, il va sans dire.]

Martine, au sommet de sa forme : – Et bien oui, j’ai un scoop! J’ai une copine !

Long moment de silence. [NDLR: Selon Martine, unique témoin lucide du dialogue, le dentiste reste tétanisé pendant cinq bonnes minutes. Toujours selon elle, il ne sait pas poursuivre la conversation.  Autrement dit, elle aurait tout aussi bien pu lui annoncer qu’elle avait décidé de récolter assez de glaire cervicale dans un petitpot laissé au frigo parce qu’elle voulait voir si la glaire cervicale pouvait se frire comme un oeuf, tant les deux substances se ressemblent. Elle aurait tout aussi bien pu déclarer qu’elle venait de faire caca dans la rue, qu’elle avait laissé traîner une serviette sanitaire usée sur le plancher de la salle de bain publique ou qu’elle promenait régulièrement son chat dans les parcs du quartier.]

Cinq minutes s’écoulent.

Dentiste, émergeant d’une sorte d’état catalectique : – Dans le même domaine ?

Martine, perplexe : – Hein?

Dentiste, à nouveau alerte : – Est-ce qu’elle travaille dans le même domaine ?

Martine, perplexe : – Non non… Je suis en cinéma et elle est journaliste.

[NDLR : Le dentiste ne demande pas à Martine si elle a été déçue par les hommes, ni comment deux femmes peuvent bien s’y prendre pour faire l’amour sans membre phallique. Il ne dit pas non plus : «Mon Dieu, quel gâchis.»]

Fin.

«Alors je suis partie avec un tube de dentifrice de voyage gratuit, et pour la première fois de ma vie, le dentiste ne m’a pas fait payer la consultation », termine Martine. Mise au fait de tout cela, la soeur de Martine estime que, dans certaines circonstances, il peut y avoir des avantages à être lesbienne.

Un peu plus tard, Martine dîne chez son grand-père en compagnie de ses parents. Voilà des lustres qu’elle ne l’a pas vu. Papi ne sait pas que depuis quelque années, Martine ne flirte plus qu’avec des femmes. Amoureuse, Martine ne peut résister à l’envie de lui annoncer ce qu’elle considère comme une bonne nouvelle : elle pense avoir rencontré LA femme de sa vie. Papi est un peu surpris. Martine aurait tout aussi bien pu déclarer qu’elle râpait du savon en barre pour nettoyer ses vêtements afin d’économiser sur le détergent à lessive.

Le père de Martine, qui prétend ne pas être affecté par l’homosexualité de sa fille, décide que mieux vaut prévenir la crise cardiaque de Papi que de la guérir : «Non mais, tu sais, cen’est pas très grave Papi, au moins on ne l’apas faite trisomique, elle n’est pas malade non plus, tu sais.».

De l’avis de Martine, son père aurait tout aussi bien pu lui vomir dans les yeux.

Mais encore?

Selon moi, cette histoire est hilarante, presque burlesque et tragiquement typique. « Non mais, dans quel monde vivent ces gens, voilà ce que je me demande », conclut Martine.

Moi je me demande plutôt combien de gens connaissent cette citation de Nils Kjaer (1870-1924), tirée d’Une lettre à l’esthétisme : « Il vaut mieux boire un schnaps,que de regarder de travers ceux qui le font.»

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* Évoquer l’homosexualité et une forme de retard mental dans une même phrase comporte des risques. Tout cela n’est pas sans lien avec le dossier sur le racisme de Quartier Libre et rappelle à ma pensée la nouvelle section Courrier du lecteur.

Fait : La journée internationale du coming-out a lieu le 11 octobre.