Volume 26

Enseigner voilée

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Chahira Battou

L’étudiante au baccalauréat en éducation préscolaire et en enseignement primaire (BEPEP) demandera réparation pour sa formation si le gouvernement adopte une telle loi. « J’exigerai qu’on rembourse tous mes frais de scolarité, car ce serait inacceptable que je ne puisse pas avoir accès à un poste en milieu scolaire après avoir investi tout cet argent et consacré quatre ans de ma vie à ma formation », explique celle qui achève la dernière année de son programme à l’Université du Québec en Outaouais (UQO).

Bien qu’elle souhaite d’abord exercer le métier d’enseignante au Québec, où elle a habité toute sa vie, elle songe à aller travailler en Ontario si un cadre législatif l’empêchant d’enseigner avec son voile est adopté.

Être simplement Mme Chahira

Celle qui a déjà effectué plusieurs contrats de suppléance soutient que le fait de porter un hijab n’affecte en rien ses compétences et sa neutralité et que son voile n’a jamais suscité de questionnement chez les élèves. « Les enfants ne voient pas la différence entre une enseignante voilée, noire ou blanche, explique- t-elle. Pour eux, je suis simplement Mme Chahira. »

Chahira tient à rappeler que François Legault a écrit le Programme de formation de l’école québécoise pour l’éducation préscolaire et l’enseignement primaire lorsqu’il était ministre de l’Éducation en 2001.

Selon elle, ce document, sur lequel se basent encore de nombreuses notions du BEPEP, valorise l’inclusion sociale, la liberté d’expression religieuse et l’ouverture sur le monde. « Aujourd’hui, on me demande de transmettre de telles valeurs aux élèves, tout en voulant m’empêcher de m’exprimer, d’afficher mes croyances et ma culture, affirme-t-elle. Ça me semble assez contradictoire.»

L’étudiante précise que le président de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE), Sylvain Mallette, a récemment déclaré qu’aucun enseignant portant un signe religieux n’avait fait l’objet de mesures disciplinaires pour avoir tenté de convertir ses élèves.

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Ichrak Nour El Hak

La finissante en enseignement du français langue seconde à l’UdeM Ichrak Nour El Hak s’oppose fermement au projet du gouvernement Legault. « C’est vraiment injuste de vouloir empêcher des citoyens de travailler et de s’investir dans la société québécoise, parce qu’ils portent un symbole religieux », déclare l’étudiante. 

Elle souhaite transmettre son amour de la langue française aux nouveaux arrivants afin de favoriser leur intégration sociale. Si le gouvernement adopte une loi l’empêchant d’enseigner avec son hijab, elle songe à utiliser les notions qu’elle a acquises au cours de son baccalauréat pour travailler auprès d’immigrants et faciliter leur arrivée dans la province. Ichrak compte également écrire des articles pour faire entendre ses droits et sensibiliser la population aux possibles conséquences du projet de la Coalition avenir Québec (CAQ).

Identité et dignité

Pour la jeune femme, retirer son voile pour enseigner signifierait renoncer à sa liberté d’expression. Elle a de la difficulté à saisir pourquoi le nouveau gouvernement considère le port du hijab en milieu scolaire comme étant incompatible avec les valeurs de la société. « On nous accuse de vouloir changer la société québécoise, mais ce n’est pas le cas, affirme- t-elle. Nous souhaitons simplement ajouter un peu de notre culture, ne pas avoir l’impression de devoir cacher notre identité. »

Mieux se comprendre

Comme plusieurs croyances circulent à propos du port du hijab, notamment en ce qui concerne l’égalité entre les hommes et les femmes, l’étudiante comprend qu’il fasse parfois l’objet de questionnements et de critiques. « Beaucoup confondent religion et culture, explique-t-elle. Au fil des années, certaines sociétés se sont appropriées le voile pour en faire un symbole culturel et exercer une certaine pression sur les femmes. Par contre, dans l’islam, le port du voile est un acte volontaire, une décision prise en toute liberté par la femme. »

Ichrak comprend que des gens manifestent une certaine crainte. « Notre rôle est d’éliminer cette peur en prenant le temps de bien expliquer nos croyances », expose-t-elle. L’étudiante conclut qu’il faut toutefois que les gens soient ouverts à de telles discussions.

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Dialogue de sourds

Par Zacharie Routhier 

« On est devant des générations d’intellectuels éduqués qui ne s’entendent pas entre eux », lance la titulaire de la Chaire de recherche sur la gestion de la diversité culturelle et religieuse, Solange Lefebvre. Elle ajoute que personne n’est d’accord dans un débat où l’on connait depuis longtemps les principaux protagonistes. « On sait qui pense quoi, et personne ne change d’idée. C’est un dialogue de sourds ! », dit-elle en riant.

Une histoire de la laïcité au Québec

Si la première utilisation officielle du mot laïcité au Québec remonte à 1999, dans le cadre du rapport Proulx, l’étincelle principale du débat actuel est survenue en 2006. Un jeune sikh souhaitait alors porter son kirpan, un poignard symbolique, à l’école. « Chez nous, la crise ne portait donc pas uniquement sur le foulard et les symboles musulmans, contrairement à en France et ailleurs », précise la professeure à l’Institut d’études religieuses de l’UdeM.

Ce débat a mené à la commission Bouchard- Taylor sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. « C’est là que c’est devenu un concept [la laïcité] très, très discuté au Québec sur la place publique », raconte Mme Lefebvre. Les recommandations allaient dans le sens d’une laïcité ouverte, c’est-à-dire qui laisse place à l’expression des différentes religions dans l’espace public, tant qu’elle n’entrave pas les droits et libertés des autres citoyens. La commission recommandait cependant d’interdire aux employés de l’État ayant un pouvoir de coercition, comme les juges et les policiers, de porter des signes religieux.

En 2014, le Parti Québécois a proposé? une Charte des valeurs, dans laquelle l’interdiction des symboles jugés ostentatoires est allée plus loin, selon Mme Lefebvre. « Jusqu’aux hôpitaux, jusqu’aux institutions publiques et parapubliques, et c’est là que le couvercle a sauté », détaille la professeure, se référant au débat ayant suivi, qu’elle qualifie d’acerbe.

Aujourd’hui, la Coalition avenir Québec (CAQ) est près des recommandations de la com- mission Bouchard-Taylor concernant le port de signes religieux, question au centre des discussions, selon la professeure. Cependant, elle pointe également du doigt la profession d’enseignant. « Je pense que Legault a mis ça sur la table sans doute comme son compromis éventuel [de laisser les enseignants porter des symboles religieux] », tempère Mme Lefebvre.

« Quand ces débats-là ont cours, ce n’est jamais bon pour les minorités religieuses, s’in- quiète la professeure. Les gens qui sont très enflammés, et qui croisent une femme voilée dans la rue, pensez-vous qu’ils la regardent avec empathie ? » Elle conclut qu’heureusement, outre certains gestes racistes, la coexistence domine à l’échelle de la société.

Athée, le Québec ?

Selon la professeure, si l’on se fie aux statistiques, la province ne s’est pas complètement détournée de la religion lors de la Révolution tranquille. « Le taux d’affiliation religieuse [au christianisme] est encore très élevé au Québec [82,2 %*], avance-t-elle. Plus que dans d’autres provinces [67,4 % au Canada]. » Elle tempère en mentionnant le faible nombre de pratiquants, et l’hostilité d’une frange de la population envers à la religion.

Elle croit cependant que le nerf de la guerre se trouve ailleurs. « Il y un attachement culturel [à l’héritage catholique] derrière ça, qui est un peu anxieux, confie la professeure. Qui a peur d’en perdre encore plus. » Elle donne l’exemple du crucifix qui trône toujours à l’Assemblée nationale, et qu’elle qualifie de patate chaude.

*Statistique Canada, « Enquête nationale auprès des ménages de 2011 : Immigration, lieu de naissance, citoyenneté, origine ethnique, minorités visibles, langue et religion ».

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