Des carrés et des hommes

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Par Charlotte Biron
mercredi 20 avril 2011
Des carrés et des hommes

New York, quartier Upper East Side, rue Madison, Galerie Gagosian. La très chic institution artistique présente un des moments les plus importants de l’art du XXe, point culminant de l’art abstrait : Malevich and the American Legacy. Des carrés, des lignes, des cubes disposés pieusement dans une disposition épurée. Dans la salle d’exposition, les visiteurs sont en extase, contemplent interminablement les tableaux. Critiques d’art, historiens d’art et visiteurs de toutes sortes s’emballent. Personnellement, je ne sais trop qu’en penser.

 

Dans l’histoire de l’art abstrait, Malévitch est un des premiers à prôner une économie de forme qui sera ensuite l’apanage des Américains. Sur cette base, l’exposition propose une rencontre entre cette figure de proue du suprématisme, mouvement d’avant-garde russe, Kasimir Malévitch, et plusieurs minimalistes américains. Le point de départ : en 1915, à Moscou, dans une exposition qui rassemble plusieurs artistes, Malévitch présente un carré noir sur fond blanc.

 

Le laconisme des toiles et des installations présentées me laisse perplexe. Pourquoi aller jusqu’à New York regarder des petits carrés ? De retour de la Grosse Pomme, je file directement au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’UdeM trouver quelqu’un qui pourra m’expliquer de quoi parlent ces formes. Je me tourne vers Nicole Dubreuil, professeure en histoire de l’art à l’UdeM, pour comprendre le lien entre l’art russe du début du siècle et l’art américain des années 1960. Et surtout, pour expliquer ce que racontent des carrés, des lignes, des cubes posés dans le Upper East Side. Entre Malévitch et les minimalistes, « il y a eu une connexion », confirme-t-elle. « Ce serait trop long de s’embarquer dans les détails de qui connaissait vraiment Malévitch, mais ce n’est pas une fausseté de les rassembler. » À la Gagosian, les organisateurs de l’exposition insistent sur la quête commune de Malévitch et des artistes américains. Andrea Crane et Ealan Wingate, auteurs du projet, citent ce dernier : « J’ai détruit l’anneau de l’horizon et suis sorti du cercle des choses […]. » Ce qui compte, c’est l’abandon de la perspective classique, l’horizon de l’académie.

 

La fin de l’art dans un carré

 

Parler d’intuition, de pureté de la forme ou de la couleur n’intéresse visiblement pas Nicole Dubreuil. « C’est sûr que les Américains se sont reconnus dans Malévitch. Ils faisaient des œuvres que l’on serait tenté d’appeler géométriques. Si on veut toucher le grand public, la galerie doit choisir de parler de géométrie, de pureté d’émotion », explique-t-elle.

 

En suggérant que la Gagosian mise sur le minimalisme et la géométrie pour inviter les gens à contempler du bel art, Nicole Dubreuil se fait l’avocate du diable. « Bizarrement, infirme-t-elle, il n’y a pratiquement aucun de ces artistes qui ne soit un adepte du géométrique. Non. Ce n’est pas de la géométrie. Ne fusse que pour Malévitch, le carré n’est pas pur. » Nicole Dubreuil reprend et raconte l’histoire des carrés : « Les Américains arrivent à des formes minimales, non pas pour exalter une forme géométrique pure, mais parce qu’ils suivent les bords du cadre. »

 

Je note. L’exposition de New York montre des formes qui veulent imiter surface et cadre. Quelque part, cela explique l’impression que l’on a devant une toile monochrome ou devant des toiles minimales : ça ne dit rien. Ou plutôt, ça parle d’une réflexion historique sur l’impossibilité de faire de la peinture. Nicole Dubreuil survole la liste d’artistes qui sont présentés : Barnett New Mann, Mark Rothko, Ad Reinhardt, Cy Twombly, Ellsworth Kelly… La liste est longue. « Prends les toiles de Frank Stella, ce sont des shaped canvas *, lance-t-elle en exemple. Le problème de Stella, c’est qu’il s’est mis à faire des tableaux avec juste des bandes. Ce n’est pas un rêve géométrique. C’est le dessin qui ne fait plus rien d’autre que suivre son cadre. Kelly aussi fait ça. Il fait un plan couleur qu’il réduit à sa plus simple expression. Le lien à faire avec Malévitch, c’est son carré noir aligné sur la forme du support. Ça veut dire que le carré n’appelle pas à du symbole ou à du spirituel. » Bref, les carrés, les lignes, les cubes racontent le désir de s’extraire de la perspective, mais surtout de sortir de l’illusion que l’on pourrait représenter quelque chose. À un point tel que Malévitch a aussi fait des théières ; il voulait vraiment sortir de la peinture académique.

 

À la Gagosian, on retrouve aussi des installations en trois dimensions. Donald Judd, un des minimalistes américains, fait des séries de blocs. « Pour Judd, dès qu’on fait une petite trace de peinture, on est dans l’illusion, insiste Nicole Dubreuil. C’est pour ça que tu as un cube dans la Galerie Gagosian.Le tridimensionnel, ce n’est pas de la sculpture. C’est la peinture littérale : on sort du mur. »

Malevich and the American Legacy, c’est une mise en scène profondément paradoxale : on va contempler de l’art, qui critique la contemplation de l’art. Paradoxe profondément intéressant. « Ça donne envie d’aller à New York, hein ! », conclut Nicole Dubreuil. En effet.

 

Shaped canvas : Toiles non rectangulaires. Le terme est introduit avec Frank Stella pour décrire ses œuvres découpées selon des formes géométriques interrogeant la forme classique d’un tableau.

 

Malevich and the American Legacy

Du 3 mars au 30 avril,

Gagosian Gallery, 980 Madison, New York