De vieillesse et de misère

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Par Élom Defly
mardi 17 septembre 2013
De vieillesse et de misère
(Crédit photo : flickr.com/Margnac)
(Crédit photo : flickr.com/Margnac)

Chaque numéro, Quartier Libre offre la chance à un de ses journalistes d’écrire une nouvelle de 500 mots sur un thème imposé. Le thème de ce numéro est : complexe.

Emma vivait à Montréal, passablement heureuse qu’elle était, sans se souvenir de son père, un vieil homme, qu’elle n’avait que très vaguement connu. Seulement, il y a quelques mois, elle fit une rencontre bouleversante qui allait changer le cours de sa vie.

C’était un soir de mai, il y avait dans le ciel du blanc et du bleu, et un peu de gris dans l’entre-deux. Emma attendait l’autobus à l’entrée du métro Jarry quand un homme d’un âge avancé passa devant elle. Il était grand et voûté, son visage semblait avoir servi de repas à la petite vérole. Il tenait un sac noir dans sa main gauche. Il s’arrêta un moment, laissa son colis derrière lui et s’en éloigna à petits pas comme s’il l’oubliait là à l’instant. Et, dix pas plus tard, le corps croulant sous le poids de l’âge, de la solitude surtout, se parlant, se riant de lui-même, il revint le chercher, son colis, comme si l’oubli le rendait vivant.

Depuis ce jour, l’idée de vieillir devint pour Emma une phobie, elle qui volontiers donnait son âge à qui voulait le savoir, considérait désormais que la femme, après trente-cinq ans, était une roche, et comme les roches, elle n’avait pas d’âge. Elle passait de longues heures devant son miroir à masquer ses pattes d’oie, ses cernes, ses quelques cheveux blancs et autres signes extérieurs de vieillesse.

Ainsi Emma fuyait, sa vieillesse ou l’image d’un vieux père, diraient quelques freudiens qui vous démontreront qu’elle avait souvenance de celui-ci quelque part dans son inconscient. Elle fréquentait régulièrement les discothèques et changeait de partenaires comme elle changeait de chaussettes.

Ainsi, de visage en visage, de drap en drap, d’histoire en histoire, elle voulait oublier le visage et l’histoire de ce vieux, ce Corbeau comme elle aimait l’appeler. Mais il fallait la comprendre, Emma. Ce n’est pas facile de ressentir les frimas de l’hiver quand on est qu’en septembre, de se sentir appelé un peu avant l’heure par le démon de midi et de hurler sa peine à la jeunesse quand sourde elle vous tourne le dos.  Ballotée par les flots de l’histoire qui sur elle passent et ne repassent plus,  Emma se tenait, tant bien que mal, au milieu des eaux comme un flibustier, niant la fin qui sur elle se rapprochait.

Ce qu’elle ignorait, c’est qu’un soir de mai, un vieil homme, le dos voûté, rentra dans sa demeure, blessé par le regard acide d’une femme qu’il venait de croiser près du métro Jarry. C’était le regard de trop, le regard qui sonna comme un glas dans le ciel misérable de son existence. Et il pleura. Quand il eut fini de pleurer, il prit un tesson de bouteille et vida son sang après ses larmes.

Cette nuit-là, c’est le Corbeau qui est mort. La jungle ne pleurera pas un roi, mais quand les goélands, les faucons et autres geais bleus s’amèneront à Montréal au printemps, vous entendrez cette complainte dans le cri harassant de leur peine :

Près du métro, s’enferme la nuit, quelqu’un qui crie, quelque part à Jarry

Près du métro, s’envole sans bruit, un oiseau noir roi de Décarie.