De L’UdeM à l’Ukraine

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Par Aurélia Crémoux
mardi 11 avril 2023
De L’UdeM à l'Ukraine
Étudiante au doctorat en bioéthique à l’UdeM impliquée dans la communauté « tech », notamment à travers le festival Hackfest¹ et le balado La French Connection², Gabrielle Joni Verreault vient de se rendre pour la troisième fois en Ukraine. Elle y étudie l’implication des civils dans la guerre qu’ils subissent depuis plus d’un an, dans le cadre de sa recherche. Quartier Libre lui a parlé en visioconférence afin d’en savoir plus.

Quartier Libre (Q. L.): Qu’est-ce qui t’a amenée en Ukraine?

Gabrielle Joni Verreault (G. J.V.): Mon fiancé est Ukrainien, et dès l’été 2021, on prévoyait que notre prochain voyage serait dans son pays d’origine. Étant tous les deux dans le milieu des technologies de l’information (TI), moi du côté de l’éthique, lui ayant une start-up, on savait que ce secteur était très effervescent en Ukraine. On voyait ainsi un alignement pour s’y rendre et pour éventuellement s’y installer.

Le 24 février 2022, le conflit a éclaté. On a quand même décidé d’aller à Varsovie, en Pologne, pays qui a accueilli le plus de déplacés, soit 1,5 million d’Ukrainiens.

Q.L.: Comment tes recherches en Ukraine nourrissent-elles ton projet de thèse³?

G.J. V.: En me renseignant sur les initiatives qui se faisaient sur place, je me suis rendu compte qu’une grande partie de l’effort de guerre et de la réussite de l’Ukraine au front était basée sur l’effort des civils. J’ai donc décidé d’orienter mon projet là-dessus.

Q.L.: Peux-tu nous expliquer ce que signifie Game of Drones, dans le titre de ta thèse?

G.J. V.: Cela fait référence à l’utilisation de drones civils modifiés pour un usage au front. Des drones de photographie comme les DJI Mavic 3, qui sont fiables et abordables, sont utilisés par les civils. Beaucoup de citoyens dans le pays ont décidé d’y rajouter des modules en impression 3D, pour donner des payloads, autrement dit des petites bombes, des grenades, qu’on peut accrocher dessus. Ils envoient leur drone, surveillent ce qui se passe sur la caméra et envoient la charge. Ça a donné un gros élan sur les opérations psychologiques4 . Il y a eu beaucoup de vidéos virales de ces situations. Généralement, quand il y a une cible, elle est ratée; c’est vraiment plus pour faire peur aux soldats russes.

Q.L.: Tu étudies l’utilisation des mèmes comme «armes de guerre». Peux-tu nous en parler?

G.J. V.: Auparavant, la propagande pour soutenir le moral de la population et des militaires était du ressort des gouvernements. Ce sont désormais les civils qui s’en occupent, notamment grâce à l’utilisation de mèmes imprégnés de touches d’humour. Les Ukrainiens ont vraiment un humour noir.

Des mouvements de sociofinancement ont d’ailleurs été basés sur des mèmes. Il y a eu des mobilisations citoyennes pour combattre la propagande russe, notamment à travers l’Organisation des fellas de l’Atlantique Nord (OFAN)5. Il y a également une armée informatique et on voit apparaître un nouveau phénomène: le War from home [NDLR: le fait de faire la guerre depuis son ordinateur ou ses réseaux sociaux, par exemple].

Q.L.: Tes constats amènent-ils des questionnements par rapport à des conflits passés?

G.J. V.: Une situation comparable à l’invasion en Ukraine s’est passée en 2008 en Géorgie avec l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, qui ont vu une partie de leur territoire amputée. C’était juste avant la montée en popularité des réseaux sociaux. Cela questionne à savoir si les réseaux sociaux ont aidé l’Ukraine à amasser un capital de sympathie, à exposer ce combat. Est-ce que la Géorgie aurait pu en profiter si c’était arrivé un peu après? Est-ce que la démocratisation des technologies modernes fait que cette guerre-là se passe différemment? Ça permet aussi de brosser le portrait des futures guerres.

Q.L.: Où te trouves-tu présentement et pourquoi avoir choisi cet endroit?

G.J. V.: Je suis à Lviv, dans l’est de l’Ukraine, l’un des endroits les plus sûrs au pays présentement. C’est une bonne base, stable et pratique pour se déplacer d’une ville à l’autre en train. Aux mois de décembre et janvier, je suis allée à Kyiv, à Zaporijia, à Kherson, à Nicolaev, et on prévoit prochainement d’aller vers Odessa. Lviv est un bon compromis, car la Pologne est à seulement 80 kilomètres si on a besoin de partir vite.

Q.L.: Te sens-tu en danger actuellement?

G.J. V.: À Lviv, il n’y a pas vraiment de danger. Si une alerte est donnée par les alarmes antiaériennes, on peut aller vérifier ce qui l’a causée grâce aux informations disponibles, souvent données par des personnes du renseignement de sources ouvertes6. Il existe des canaux sur WhatsApp, sur lesquels ils transmettent l’information. Quand il y a une alarme, elles évaluent la situation et nous informent de la cause. Elles font également de l’écoute de canaux militaires, des veilles d’informations et accèdent à des radars pour vérifier quel est l’état du terrain.

Q.L.: Comment assures-tu ta sécurité?

G.J. V.: Quand je suis dans les zones grises, les plus proches de la ligne de front et les plus exposées aux tirs d’artillerie, j’ai des assurances voyage qui me couvrent. Comme j’ai obtenu mon accréditation de journaliste pour faire mes recherches et tenir mon blogue Moral Compass, je dois obligatoirement porter un gilet pare-balle, un casque et des lunettes pare-éclats, sous peine de me faire retirer ma carte. Sinon, l’information est la clef, c’est elle qui va sauver ta vie. Quand on change de ville, on vérifie les canaux de monitoring pour rester informés. Ça permet de planifier sa route.

Q.L.: Y a-t-il des moments où tu t’es sentie en danger?

G.J.V.: Il y a des moments où je me suis sentie vulnérable. En décembre dernier, par exemple, j’étais dans le sud durant la saison de la boue. Avec mon partenaire, on a dû changer de route et passer par des chemins très boueux, car un pont avait explosé. On s’enfonce facilement dans la boue en Ukraine. On était dans l’oblast7 de Kherson, à quelques kilomètres de la ville, qui avait été libérée depuis plusieurs mois. De l’autre côté de la rivière, les forces russes étaient encore là. On les entendait tirer au mortier. On est resté pris plusieurs fois en pleine campagne, dont la deuxième fois pendant une heure. Après une demi-heure à pousser, on a commencé à entendre l’artillerie et à être de moins en moins rassuré. On est sorti au bout d’une heure et on est repartis.

Q.L.: Comment se passe l’organisation de tes recherches au quotidien?

G.J.V.: Généralement, il ne faut rien prévoir au-delà de 24 heures. C’est moins vrai désormais en étant à Lviv, où il y a peu de coupures d’électricité en cette saison. Il y a un mois, il y avait des périodes de délestage d’électricité de quatre heures une ou deux fois par jour. Il fallait aller vérifier sur le site Internet de la Ville à quelle heure ça allait se produire. Ce qui devient compliqué est de décider ce que tu fais en priorité quand tu as de l’électricité: est-ce que tu cuisines ou est-ce que tu travailles?

Q.L.: Et concrètement, comment se passent tes journées?

G. J. V.: On s’est installé dans un petit logement. On travaille à distance, dans des petits cafés, on s’entraîne et on rencontre des gens. Dans le cadre de mon projet de thèse, j’accompagne des humanitaires dans des missions. J’avais notamment suivi pendant une semaine une dame à Kyiv, qui m’avait emmenée dans les points d’invincibilité8.

Q.L.: En quoi cette expérience a-t-elle changé ta vision de la vie, du monde??

G.J. V.: Elle a nuancé ma vision de la vie et a approfondi certaines choses. Par exemple, je ne suis pas d’accord avec les personnes qui prônent trop le pacifisme. On a fait des guerres durant toute l’humanité. La guerre est inévitable. Je pense qu’il faut plutôt bien se préparer pour les futurs conflits. En éthique, on appelle cela «la diminution des méfaits». On essaie de créer le plus de mécanismes et de barrières possible pour que les gens les plus vulnérables soient moins touchés par les situations causées par les conflits, comme le déplacement pour les fuir, la perte de proches, etc.

Q.L.: Arrives-tu à prendre du recul et à discuter des situations auxquelles tu es confrontée??

G.J. V.: Je discute tous les jours avec mon directeur de doctorat, Bryn Williams-Jones, de l’École de santé publique de l’Université de Montréal. Il m’a invitée à me servir de notre conversation comme un journal auquel il participe avec ses réflexions. Les jours où je suis témoin d’une situation qui me bouleverse, lui en parler fait en sorte que je n’accumule pas de traumas et que ma recherche avance mieux.

1. Le festival Hackfest est le plus grand événement au Canada portant sur la sécurité et le piratage informatique, qui réunit des passionné·e·s du sujet.

2. Podcast international sur la sécurité et le piratage informatique. Nouvelles et opinions du Québec et de l’Europe.

3. Sujet de thèse : Game of Drones et Lord of the Memes : éthique autorégulée dans la guerre technologique contre la Russie à laquelle participent des civils ukrainien·ne·s.

4. Selon le Collège des Forces canadiennes, les opérations psychologiques (PSYOP) sont des opérations militaires visant à influencer le comportement de gouvernements, d’organisations, de groupes et d’individus.

5. Selon The Economist, l’OFAN est un jeu de mots évoquant l’OTAN (l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord). C’est à la fois un groupe informel en ligne, un mème Internet et un phénomène en ligne, dédié à la lutte contre la propagande et la désinformation russes lors de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe en 2022.

6. Selon le site Web Imperva, le renseignement de sources ouvertes (OSINT, pour Open Source Intelligence) est une méthode de collecte d’informations provenant de sources publiques ou d’autres sources ouvertes.

7. Selon le site Web La langue française, un oblast est «une division administrative de plusieurs pays issus de l’éclatement de l’ancienne URSS», dont l’Ukraine.

8. Centres présents dans toute l’Ukraine, mis en place pendant la guerre, qui offrent l’accès à l’électricité, au chauffage, à l’eau, à Internet, aux réseaux de téléphonie mobile et à des pharmacies gratuitement, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.