« Je suis là pour gérer une université, pas pour gérer Facebook. » C’est cette réponse péremptoire que dit avoir reçue la titulaire d’un baccalauréat en éducation préscolaire et enseignement primaire Laurence Gratton lorsqu’elle a demandé de l’aide au personnel de son département. Elle affirme qu’un étudiant de son programme utilisait de faux comptes sur le média social pour lui adresser ainsi qu’à plusieurs autres étudiantes, régulièrement et depuis plus d’un an, des messages haineux.
Cette histoire, qui remonte à presque dix ans, fait partie des témoignages qui constituent le film documentaire Je vous salue salope : la misogynie au temps du numérique, réalisé par Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist. Sorti le 9 septembre dernier, ce long métrage retrace le cyberharcèlement subi par quatre femmes, dont cette ancienne étudiante de l’UdeM. Qu’en est-il aujourd’hui de la lutte contre le cyberharcèlement à l’Université ?
L’une des raisons qui rendent le cas de Mme Gratton complexe est que celui-ci se situe à l’intersection de deux zones grises : celle de ce qui peut être déterminé ou non comme du harcèlement, et celle de ce qui est du ressort d’une université.
Selon le Bureau du respect de la personne (BRP) de l’UdeM, le harcèlement désigne « une conduite vexatoire se manifestant par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, conduite fondée ou non sur un des motifs discriminatoires interdits par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec […] et qui est de nature à porter atteinte à la dignité, à l’intégrité physique ou psychologique de la personne ou de nature à compromettre un droit ou qui est de nature à compromettre le rendement au travail ou aux études d’une personne ou d’un groupe de personnes ou à créer un climat de travail ou d’études intimidant ou hostile. »
LE BUREAU DU RESPECT DE LA PERSONNE (BRP) C’est quoi ? Anciennement appelé Bureau d’intervention en matière de harcèlement (BIMH), le BRP a pour mission de lutter et de prévenir le harcèlement, l’incivilité, la discrimination, le racisme et les violences à caractère sexuel à l’UdeM et à HEC Montréal. Quand le solliciter ? Dans le cas de situations relationnelles difficiles, même si la personne n’est pas certaine que ce qu’elle subit relève du harcèlement. Le rôle du BRP est de l’aider à comprendre ce qu’elle est en train de vivre et de proposer des interventions adaptées. Comment le contacter ? Par téléphone au 514-343-7020 et par courriel aux adresses : respect@umontreal.ca ou respect@hec.ca. |
Les messages haineux reçus de manière répétée par les étudiantes semblent correspondre à cette définition, alors pourquoi n’ont-elles, selon elles, pas été entendues ? Mesurait-on à l’époque la gravité que constituait le fait de cibler des membres de la communauté estudiantine par l’intermédiaire d’un outil de communication numérique ?
Selon le professeur en droit à l’UdeM Pierre Trudel, il y a encore trois ou quatre ans, ce qui se passait en ligne n’était pas encore considéré comme pouvant relever du harcèlement au même titre que des actes perpétrés en personne. Il détaille également qu’aujourd’hui, la population considère que « le cyberharcèlement qui concerne des personnes ayant un lien significatif avec l’Université concerne également l’établissement. Ce dernier peut donc s’estimer en autorité de prendre des mesures pour que ça cesse. »
« On prend de plus en plus conscience que l’espace universitaire est aussi virtuel, en particulier avec la pandémie », ajoute-t-il. Ce constat n’était pas encore effectué à l’époque des faits relatés dans le documentaire, ce qui expliquerait que Mme Gratton et ses consœurs n’aient pas été soutenues.
« Le but n’est pas de jeter la pierre à une personne en particulier, mais à un système », déclare la coréalisatrice du film Guylaine Maroist. Aujourd’hui, la politique de l’UdeM est plus explicite à ce sujet.
« À partir du moment où les deux personnes impliquées sont de l’Université et que ça a un impact sur leur fonctionnement dans l’établissement, le Bureau du respect de la personne le prend en compte », explique la directrice du BRP, Isabelle Chagnon.
Cyberharcèlement = harcèlement
La porosité entre harcèlement en ligne et en personne constitue une autre réalité mise en avant par Je vous salue salope : la misogynie au temps du numérique. Mme Maroist rapporte, par exemple, une histoire incroyable que raconte l’une des étudiantes. « Un jour, un inconnu a sonné à sa porte, raconte-t-elle. Le harceleur avait usurpé l’identité de l’étudiante sur un site de prostitution et pris rendez-vous avec cet homme à son domicile. »
Ainsi, les situations de harcèlement se cantonnent rarement à de seules attaques sur le Web. « Souvent, la situation débute en personne et se poursuit sur les réseaux sociaux, explique la conseillère au BRP Patricia Sfeir. C’est pour cela que depuis trois ans, on ne fait plus la différence entre harcèlement en personne et cyberharcèlement. »
La pandémie de COVID-19 a constitué un point de bascule dans la lutte contre ces actes répréhensibles. En effet, Mme Chagnon indique que le fait que toutes les interactions se fassent à distance a provoqué une très forte hausse des actes d’incivilité et de harcèlement sur Internet. Elle précise que ces derniers n’ont pas seulement été commis entre étudiant·e·s. Par exemple, des chargé·e·s de cours ont rapporté des situations d’élèves les insultant dans la section de clavardage de visioconférences.
La sécurisation des communications en ligne a également constitué un défi de taille pour l’Université, laquelle a dû affronter plusieurs intrusions lors de cours virtuels. Comme le démontre la diversité de ces exemples, le harcèlement peut trouver sa source dans toutes les interactions sociales, bien que certaines situations soient plus communes dans un contexte universitaire, comme lors de travaux de groupes qui dégénèrent.
Les personnes déjà marginalisées subiraient le plus d’attaques, selon le BRP. Sam*, étudiant en échange à l’UdeM, témoigne sous couvert d’anonymat de ce qu’il vit depuis plusieurs semaines. « J’ai été la cible de menaces de mort dans mon pays, car l’homosexualité y est prohibée et que j’ai publiquement pris la défense de la communauté LGBTQIA+, explique-t-il. En arrivant à Montréal, j’ai pensé pouvoir vivre ma sexualité librement et je me suis inscrit sur une application de rencontres. »
Sam commence ainsi à échanger des messages et des photos avec une personne de la même origine, jusqu’à ce qu’il réalise que le compte de son contact était faux. « Le harcèlement a commencé à partir de là, poursuit-il. Cette personne a menacé de divulguer toutes mes photos sur des groupes Facebook de notre pays d’origine si je n’acceptais pas d’avoir un rapport sexuel avec elle. »
L’étudiant ne cède pas au chantage et les photos ne sont finalement pas publiées ; cependant, le harceleur n’abandonne pas. « Il m’envoie régulièrement des messages pour me dire qu’il m’a croisé dans la résidence, pour décrire les vêtements que je portais à ce moment-là, décrit-il. Et comme je ne l’ai jamais rencontré en personne, je ne sais pas de qui il s’agit. »
Lutter contre le cyberharcèlement à l’UdeM
Doté d’une équipe de six personnes, le BRP, connu autrefois sous le nom de Bureau d’intervention en matière de harcèlement (BIMH), constitue la figure de proue de la lutte contre toutes les formes de harcèlement à l’Université. Il reçoit environ trois cents signalements de harcèlement, de violence ou de discrimination par année de personnes de l’UdeM et d’une cinquantaine de personnes de HEC Montréal (Polytechnique Montréal dispose de sa propre structure). Sa prise en charge diffère dans chaque situation.
« Notre priorité, d’abord et avant tout, c’est de regarder ce qui est souhaité par [la personne ayant effectué le signalement], explique Mme Sfeir. C’est important de se coller sur ses besoins. Si on force la note, on ne répond pas bien à ce qui peut être réellement réparateur pour elle. » « Souvent, ce que la personne souhaite, c’est avoir des excuses, ajoute sa collègue Mme Chagnon. C’est vraiment ce qui est le plus réparateur. »
Elle explique en effet que même si l’agresseur est sanctionné, tourner la page est très difficile pour la victime si celui-ci n’a pas reconnu son geste. Toutes les personnes concernées ne souhaitent cependant pas avoir recours à ce type de médiation, comme Laurence Gratton, qui craignait trop son agresseur pour s’y risquer. Dans ce cas, la stratégie d’intervention du BRP consiste à sensibiliser la personne qui a tenu les propos dégradants à l’impact que ces derniers ont eu sur l’autre, ainsi qu’à clarifier les attentes de l’Université et les risques encourus.
Dans la majorité des cas, le harceleur n’est pas sanctionné, car aucune plainte n’est déposée. Les victimes peuvent toutefois avoir ce recours, auprès de l’Université ou de la police. Dans le cas d’un dépôt de plainte à l’UdeM, une personne reconnue coupable sera jugée en fonction de la politique qui s’applique à elle : le Code de conduite des étudiant·e·s ou la convention collective applicable, dans le cas d’un·e employé·e.
Si la situation porte sur le cyberharcèlement sexuel, la Politique contre les violences à caractère sexuel s’applique. Les conséquences et sanctions sont adaptées à la gravité des faits et consistent la plupart du temps en une suspension des études ou du travail, mais peuvent aller jusqu’à l’exclusion ou le congédiement en cas de récidive ou si les actes sont particulièrement graves. « Les propos de harcèlement peuvent à la fois tomber sous le coup du règlement de l’établissement, du Code criminel et de la Charte des droits de la personne », rappelle également M. Trudel.
Certaines victimes portent plainte auprès de la police, mais celle-ci collabore rarement avec l’Université, selon Mme Sfeir. « Dans un monde idéal, les deux s’arrimeraient, mais ce n’est pas toujours le cas et ce n’est pas toujours facile d’avoir accès à la police, qui ne vient pas nécessairement spontanément vers nous », précise-t-elle. Elle ajoute que le BRP ne constitue alors pas le point de référence et passe la main à la Direction des affaires juridiques.
Comme le montre le témoignage du BRP, l’UdeM considère maintenant le cyberharcèlement au même titre que les autres formes de harcèlement. Mme Gratton et les autres étudiantes de sa cohorte ne recevraient donc probablement pas la même réponse si les faits se déroulaient à l’heure actuelle. Cependant, si réagir une fois que les faits ont eu lieu est une chose, empêcher qu’ils se produisent en est une autre. Bien que Mme Gratton déclare aller bien aujourd’hui, elle ajoute que « plus le temps passe, mieux ça va, mais on reste toujours marqué ».
« La plupart des étudiantes et étudiants qui perpétuent du harcèlement ne se rendent pas compte de la gravité de leurs actes », affirme Mme Chagnon, qui rappelle que l’ensemble de la communauté universitaire doit s’éduquer en matière de harcèlement et travailler son intelligence émotionnelle.
Voir Je vous salue salope : la misogynie au temps du numérique au Ciné-Campus
Dans le cadre de la Semaine de la prévention contre les violences à caractère sexuel de l’UdeM, le Centre d’essai du pavillon J.-A. DeSève projettera le film les 8 et 9 novembre prochains à 16 h 45, 18 h 40 et 21 h 05. La séance de 18 h 40 sera suivie d’une discussion avec l’une des réalisatrices. Tarif : 5 $ pour la communauté étudiante et 6 $ pour les personnes employées et diplômées ainsi que pour le grand public. Réservation conseillée auprès du Ciné-Campus. |
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* Prénom fictif.