Culture

Page 3 de la bande dessinée Résister et fleurir de Jean-Félix Chénier et Yoakim Bélanger,

Cultiver son esprit pour mieux résister

En 2016, un terrain vague abandonné depuis 13 ans est racheté par Ray-Mont Logistiques pour y installer une plateforme de transbordement de marchandises.  Les résident·e·s qui vivent à proximité du terrain situé au coin des rues Dickson et Souligny, aux abords du port de Montréal, organisent alors une lutte pour la préservation des usages actuels du site. 

Comme l’indique la quatrième de couverture, le fil conducteur du récit se déroule autour du cours « Utopies/Dystopies – Le point de bascule », donné par Jean- Félix Chénier, également professeur en science politique au Collège de Maisonneuve.

Inspiré par un travail de fin de session de son ancienne étudiante Lylou Sehili, le professeur et auteur aborde auprès de ses étudiant·e·s des concepts philosophiques et sociaux en lien avec le mouvement populaire Mobilisation 6600 Parc- Nature MHM. 

« Moi, le terrain vague, c’est l’une des manières que j’ai trouvées pour lutter contre l’écoanxiété », explique Lylou (p. 127). Ce passage extrait de son travail de fin de session est l’un de ceux qui agrémentent le début de chaque partie du livre, articulé autour des images. 

Un essai bédéesque

Le verbe « fleurir » du titre fait référence au désir de préserver les espèces indigènes et les plans d’eau du territoire, pour en faire un parc-nature. 

Même si l’histoire de cette préservation y est centrale, la structure du récit de Résister et fleurir s’apparente plus à celle d’un essai. Les concepts d’utopie, de dystopie et d’uchronie donnent un ancrage théorique aux enjeux propres à cette mobilisation citoyenne.

« L’utopie, ce n’est pas ce à quoi tu rêves, c’est ce que tu fais ! » déclare M. Chénier à M. Bélanger dans un autoportrait, à la fin de l’ouvrage. Résister et fleurir n’est pas le genre de bande dessinée qui se lit pour se détendre.  Cependant, sa forme graphique permet d’alléger la lecture et d’avoir un contact plus poétique face à des idées parfois complexes.

En plus des pensées de M. Chénier et des échanges qu’il développe avec ses étudiant·e·s pendant ses cours, le texte de fin de session de Lylou Sehili apparaît au début et à la fin de chaque chapitre.

Certaines de ses phrases sont d’ailleurs disséminées autour des dessins et per- mettent un rapport plus sensoriel aux mots. « Se perdre ou se retrouver, on vient toujours terrain vague pour l’une ou l’autre de ces raisons, parfois les deux, souligne la militante (p. 53). L’amour comme acte de résistance n’est plus d’ordre dystopique, c’est désormais notre réalité. Ou est-ce notre réalité qui est devenue dystopique ? » 

Les numéros de pages se font rares, évoquant l’idée d’un « terrain vague ». Ils semblent seulement présents pour conserver un minimum de structure. En plus de permettre une lecture plus aérée, ce choix semble faire écho au récit d’un mouvement social qui veut s’affranchir des structures qu’on lui impose.

Quand l’art rencontre la bande dessinée

Plutôt que de prendre la voie habituelle de la narration, M. Chénier propose un travail important de vulgarisation. Si certaines parties du récit sont plus pédagogiques, le travail visuel de Yoakim Bélanger et la structure poétique de l’ouvrage viennent alléger le propos et les théories parfois ardues du récit. La précision de son trait hyperréaliste, associée à son utilisation de l’aquarelle et des couleurs de l’arc-en-ciel, est un choix pour représenter la fluidité du réel et imager les mouvements utopiques et dystopiques de notre monde.

L’UTOPIE est une société idéale où les individus vivent en harmonie, et s’oppose à la dystopie, un monde imaginaire pessimiste et terrifiant.

L’UCHRONIE est quant à elle « un récit qui repose sur le principe de réécriture utopique ou dystopique du passé ».*

* Selon les auteurs

Par exemple, les séances du cours de M. Chénier, données en visioconférence pendant la pandémie, sont représentées parfois avec grand réalisme — le fond noir typique des rencontres virtuelles se démarque — tandis qu’à d’autres moments, les écrans des étudiant·e·s et du professeur flottent à travers les bulles de texte et des dessins.

Partir du réel

Toutes les personnes représentées et citées dans l’ouvrage sont issues de la réalité, tout comme les scènes illustrées. Les sculptures de Junko, mystérieux artiste dont les œuvres se trouvent à Montréal, sont entre autres évoquées à plusieurs reprises dans le livre.  La première de couverture comporte notamment son œuvre L’Esprit de la forêt

L’ouvrage est le résultat d’un grand travail de recherche et de documentation. Le mélange entre la bande dessinée et le documentaire s’inscrit d’ailleurs dans la tradition de raconter la nouvelle du point de vue des personnes directement touchées par les évènements.  Cette pratique rappelle le travail du journaliste et dessinateur Joe Sacco dans son roman graphique Palestine*.

Il est intéressant, en tant que lecteur·rice, de pouvoir lire le récit d’un enjeu social local encore d’actualité. Résister et fleurir résonne d’ailleurs avec d’autres luttes contemporaines qui s’organisent pour protéger des territoires ailleurs dans le monde.

* Palestine rassemble des entretiens que Joe Sacco a eu avec des Palestinien·ne·s lors d’un voyage en 1991, pour raconter l’impact de l’occupation israélienne sur leur quotidien.

 

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