Doctorant et chargé de cours en études cinématographiques à l’UdeM, Thomas Carrier-Lafleur fait figure d’« expert » dans le domaine. À Claude Jutra, il a consacré un mémoire, des séances de séminaire et des conférences. Ou plutôt, À tout prendre, le premier film du cinéaste. Car M. Carrier-Lafleur le précise, « l’œuvre de Claude Jutra était très inégale ». À l’image de sa vie, semble-t-il.
Dans le milieu du cinéma québécois, c’était une légende locale. Un mythe parfait comme seul le cinéma sait les inventer. Mais voilà, depuis quelques semaines, la légende est mise à mal. Une autobiographie plus tard, Jutra le magnifique n’est plus que Claude le pédophile. À raison ou à tort, inutile de revenir sur ce débat sans fin qui a déjà fait couler tant d’encre, ici, là ou là-bas. Dans le milieu universitaire, une chose est certaine en revanche : quelque chose est détruit aujourd’hui. « Tout le monde aimait Claude Jutra, c’était “le gentil Claude”, plaisante M. Carrier-Lafleur. Claude Jutra, c’était le personnage le plus attachant du cinéma québécois et s’il y avait un cinéaste qui pouvait chuter de très haut, c’était bien lui. »
En revanche, si le personnage a chuté, sa filmographie reste essentielle, et elle ne doit pas disparaître des salles de classe. Si ça ne fait aucun doute pour M. Carrier-Lafleur, il faudra en revanche être précautionneux et contextualiser son cinéma. « L’œuvre ne doit pas racheter la vie, mais elle reste ce qu’elle est, et il faut continuer à l’enseigner, en s’armant peut-être de nuances et de précisions », précise le doctorant.
Car pendant quelques années du moins, il faudra rendre cet enseignement digeste. « On s’imagine mal un enseignant présentant dans son cours la fameuse scène d’À tout prendre où Johanne demande à Claude s’il “aime les garçons”, suivie d’un plan sur de jeunes enfants, sans aucune mise en perspective », explique M. Carrier-Lafleur. Ou cette autre séquence du film Wow où Jutra « joue au prof » devant une jeune classe.
Les dangers de la « surinterprétation » des films de Jutra sont maintenant partout et complexifient l’enseignement de l’œuvre de celui qui reste, pour Thomas Carrier-Lafleur, l’un des pères du cinéma québécois « moderne ». « On peut changer les noms de rue, mais on ne peut pas se débarrasser de son héritage », précise M. Carrier-Lafleur. C’est certain, rien n’est plus pareil et tout est abîmé. Mais c’est peut-être justement pour ça qu’il est important de continuer à enseigner l’œuvre de Claude Jutra. Pour reconstruire, non pas le mythe, mais l’histoire blessée du cinéma québécois
* Le « gala du cinéma québécois » remplace « La soirée des Jutra »