Chili rouge vif

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Par Justin Doucet
mardi 1 novembre 2011
Chili rouge vif

Il n’y a pas qu’au Québec que les frais universitaires provoquent du remue-ménage. Et quand on se compare, on se console ou on se désole, mais surtout on comprend mieux sa propre situation. Troisième volet d’une série d’analyses internationales avec le cas du Chili, où les étudiants qui manifestent depuis juin refusent tous les compromis offerts par le gouvernement.

À Santiago, le 19 octobre a marqué la 38e protestation publique nationale depuis le début du mouvement étudiant chilien pour une réforme en éducation. Et il se radicalise. Il y a six mois, les étudiants demandaient plus de financement pour les universités publiques. Aujourd’hui, ils réclament des études supérieures gratuites et un système d’éducation à but non lucratif. Un plébiscite national sur l’éducation révélait récemment que 80 % de la population appuie leurs revendications. Malgré l’opinion publique favorable et la persévérance des étudiants, les négociations avec le gouvernement n’ont pour l’instant pas abouti.

Université inc.

Au sein de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), et au Québec notamment, le financement des universités connaît actuellement un transfert du public vers le privé et les étudiants. Au Chili, où la dictature d’Augusto Pinochet dans les années 1970 a poussé le mouvement de privatisation à l’extrême, presque 90 % du financement universitaire provient de sources privées, et les tarifs des universités ne font l’objet d’aucun contrôle de l’État. Les frais de scolarité mensuels atteignent l’équivalent de 290 à 340 $ par étudiant, alors que le salaire minimum est de 350 $ par mois, les 10 % des Chiliens les plus pauvres gagnant 47 $ et les 20 % des plus riches 480 $, selon le Centre d’études publiques du Chili (CEP).

En parité de pouvoir d’achat, la dette étudiante moyenne au moment de la graduation est équivalente à 45 000 $, et elle affecte toutes les classes sociales. « Même pour les plus riches, les coûts liés à l’éducation sont très élevés. Les taux d’intérêt sur les prêts étudiants approchent les 6 %, ce qui aggrave la situation », confirme Sylvia Eyzaguirre, chercheuse en politiques éducatives au CEP.

Le Chili a rejoint les rangs de l’OCDE en 2010. En septembre dernier, l’OCDE a déclaré qu’il était le pays où la ségrégation sociale est la plus forte dans le système éducatif. Il reste loin derrière ses partenaires industrialisés en matière d’éducation postsecondaire : son taux d’accès aux études universitaires est de 47 % alors que la moyenne de l’OCDE est de 59 % selon le rapport Regards sur l’éducation 2011 : Les indicateurs de l’OCDE.

Impasse idéologique

« La qualité du débat national est très basse parce qu’il y a une polarisation de la discussion entre les étudiants et le gouvernement. Le débat devient purement idéologique et l’on oublie que le but est d’améliorer notre système d’éducation pour qu’il soit plus abordable et plus efficace », déplore Mme Eyzaguirre. En quittant la table des négociations le 6 octobre, Camila Vallejo, la porte-parole de la Confédération des étudiants du Chili (CONFECH), a expliqué aux journalistes : « Il n’y a pas de volonté claire d’aller vers la gratuité du système éducatif public, d’aller vers une éducation de qualité où l’État prendra ses responsabilités […] ». Les protestations ont repris avec force la journée suivante et les positions se sont durcies après les affrontements violents des 18 et 19 octobre avec la police. En réponse, le gouvernement de Sebastian Pinera a offert le 24 octobre plus d’aide financière sous forme de bourses et une réduction des taux d’intérêt sur les prêts étudiants. Mais il continue de défendre un système où les frais universitaires ne sont pas régulés.

Faites l'amour, pas la hausse : les kiss-ins sont les moments d'accalmie d'un mouvement étudiant chilien très tumultueux. Crédit annais/flickr.com

À la mi-octobre, Camila Vallejo a entamé une tournée en Europe pour obtenir le soutien de la communauté internationale et pour demander conseil aux étudiants français et suisses.

Un Québec plus tranquille

En 2010, le taux de personnes accédant aux études supérieures au Québec (soit 45 %) était semblable à celui du Chili. Mais la comparaison s’arrête là. La société québécoise est sensiblement plus sociale-démocrate que la société chilienne: le coefficient de Gini, qui mesure l’égalité de la distribution des revenus (où 0 représente l’égalité parfaite et 1 l’inégalité maximale) est de 0,3 ici contre 0,5 au Chili.

La part du privé dans le financement universitaire, environ 22 %, reste quatre fois plus faible qu’au Chili. Surtout, le poids des frais de scolarité en proportion des revenus diffère totalement : alors qu’un travailleur chilien au salaire minimum devrait consacrer entre 10 et 12 mois de paye au financement d’une année d’université, son homologue québécois s’en tire à moins de deux mois. Par conséquent, le niveau d’endettement moyen des étudiants québécois au terme des études universitaires est environ trois fois plus faible (autour de 15000 $) et les taux d’intérêt sensiblement plus bas (3,50 % dans le cas des fonds avancés par le gouvernement, soit presque deux fois moins qu’au Chili).

Décrocher un diplôme universitaire est donc plus ardu financièrement au Chili qu’au Québec. La mobilisation des étudiants chiliens est à la hauteur de la précarité de la situation. Occupation des campus, occupation du Sénat, sit-ins, kiss-ins et organisation d’un plébiscite national sur l’éducation, une moyenne de deux manifestations majeures par semaine depuis six mois : les étudiants chiliens sont dans la rue en masse et en permanence pour garder leur gouvernement sous pression. Et leurs ambitions sont sans commune mesure avec celles des étudiants québécois : là où ces derniers réclament le statu quo en matière de frais de scolarité, eux demandent un virage à 180 degrés des fondements mêmes de leur système d’éducation.

C’est une position dangereuse car elle polarise le débat au risque de braquer le gouvernement, et favorise l’idéologie au détriment du pragmatisme. Mais force est de constater qu’en maintenant une mobilisation massive et en demandant en quelque sorte une révolution socialiste de leur système d’éducation, les étudiants chiliens ont d’ores et déjà obtenu une augmentation de leurs bourses.

Serait-ce finalement en demandant beaucoup que l’on obtient un peu ? Réponse le 5 novembre au Chili et le 10 novembre au Québec avec les prochaines manifestations nationales prévues.