Bob Dylan, l’auteur d’albums légendaires comme The Freewheelin’ Bob Dylan ou Highway 61 Revisited, récipiendaire du prix Nobel de littérature en 2016, disait lui-même que ses chansons étaient faites pour être jouées et non pour être lues. Pour le professeur de littérature Simon Harel, écouter sa musique pendant la session ne pouvait absolument pas être anecdotique.
«Dans une conférence qu’il a donnée en Californie en 1965, Dylan faisait rire tous les journalistes quand on lui posait des questions sur son engagement politique et qu’il répondait : « I’m a song and dance man », c’est-à-dire « je fais danser les foules et c’est ça mon job », explique le professeur. On avait pris ça comme une blague, mais en même temps, non : c’est une musique qui est faite pour être jouée en live ; il n’arrêtait pas de la jouer, de la rejouer.»
Pour s’assurer que cette musique vive pleinement, la classe de M. Harel se réunit donc à la salle de cinéma du Carrefour des arts et des sciences, au pavillon Lionel-Groulx de l’Université. « J’ai dit aux étudiantes et étudiants : « arrêtez de faire de l’air guitar, amenez vos instruments, vos bongos, votre Fender« », poursuit le professeur.
Au-delà de l’analyse textuelle
L’oralité des textes de Bob Dylan est ainsi au centre de la problématique étudiée pendant la session. «Le cours est construit autour du passage de l’enchantement à la défiguration de la voix, détaille M. Harel. Dans le fond, ce qui m’intéresse, c’est de voir comment la voix de Dylan nous capte, capte notre attention et crée un intérêt, une fascination.»
Le professeur relate, à ce sujet, l’importance de cette notion «d’enchantement» ou de «spell» dans le blues, une influence musicale importante pour le chanteur. Pour lui, la voix de Bob Dylan réussit, en somme, à faire voyager par ravissement celui ou celle qui l’écoute dans des univers toujours changeants, l’artiste ne s’étant pas limité à l’exploration d’un seul style musical au cours de ses soixante ans de carrière. M. Harel souhaite ainsi convier son groupe à bord de ce voyage à travers la culture américaine.
Si la description du cours et les modalités d’enseignement peuvent ne pas correspondre aux idées préconçues sur les études littéraires, centrées sur l’écriture, elles sont, dans le cadre du programme de littérature comparée, tout à fait pertinentes. En effet, M. Harel explique qu’au cœur de cette discipline se trouve le concept d’intermédialité, c’est-à-dire la mise en relation de différents médias ou de formes d’expression qui ne se limitent pas au texte écrit. «C’est, par exemple, la mise en relation de la musique, du chant et du texte», précise-t-il.
Quoique sa démarche soit originale, le professeur souligne que son enseignement garde néanmoins une structure universitaire classique : une bibliographie fouillée, allant « d’articles du magazine Rolling Stone à des publications de latinistes sur la présence de Virgile dans l’œuvre de Dylan », des lectures obligatoires et un accompagnement des étudiant·e·s pour les travaux.
L’étudiante au baccalauréat en littérature comparée Milica Teinovic, qui suit le cours, confirme les propos de M. Harel. Selon elle, la structure et ladémarche de ce dernier sont claires. Et si elle n’avait jamais accroché à l’œuvre de Bob Dylan auparavant, elle avoue apprendre à l’aimer à travers l’approche du professeur, admirateur de l’artiste. «Il a aussi une manière d’expliquer pourquoi il est fan, souligne-t-elle. Et il sait adopter une approche critique.»
L’étudiant Antoine Eberth, qui suit également le cours de M. Harel dans le cadre de son programme de baccalauréat en littérature comparée, était pour sa part déjà familiarisé avec certains albums de Bob Dylan, mais révèle découvrir une autre facette de l’artiste, soit son «art de la performance». Selon lui, enseigner la littérature sous cet angle est l’une des grandes forces du cours, en plus d’inciter à aller au-delà d’une «gêne» ou de «complexes» vis-à-vis de certains objets d’études. Il avait lui-même déjà eu des idées de travaux qu’il considérait comme «peu réalistes ou peu réalisables». «Mais peut-être que ça m’enlève ces freins-là», admet-il.
Bob Dylan, un « cas limite »
Sur le plan personnel, ce nouveau cours représente pour M. Harel l’aboutissement de plusieurs décennies passées à écouter Bob Dylan, à réfléchir et à se documenter à son sujet. Toutefois, plus largement, le cours s’inscrit aussi dans une tendance observable depuis quelques années. La culture populaire et les institutions culturelles dites «légitimes» se rencontrent en effet de plus en plus aujourd’hui : un concert des Cowboys Fringants avec l’Orchestre symphonique de Montréal ou encore des cours offerts à l’Université Concordia sur Kanye West ou sur Kendrick Lamar, etc.
«Il y a clairement un mouvement général de reconsidération des catégories hiérarchiques établies au sein même de la culture», déclare le professeur adjoint au Département de sociologie de l’UdeM Guillaume Sirois, spécialiste des enjeux culturels. Cette tendance ne peut que percoler dans les établissements d’enseignement tels que les universités, incitant ces derniers à repenser leur rapport à la culture, et surtout, à se questionner sur les œuvres qui peuvent y être étudiées.
Si, selon M. Sirois, le cas de Bob Dylan est intéressant, c’est justement parce que le chanteur se prête mal au classement exclusif dans les catégories de culture «populaire» et de culture «savante». En ce sens, le professeur le décrit comme un «cas limite», à la fois attaché à une forme d’expression populaire et bardé de distinctions comme le prix Nobel, la Légion d’honneur ou le prix Pulitzer. Aussi, l’exemple de Bob Dylan, pour lui, «démontre bien que nos catégories sont toujours aussi imparfaites».
Culture vivante, université active
M. Harel, lui, n’aime justement pas la catégorie de « culture populaire ». La culture qui l’intéresse, au-delà des distinctions hiérarchiques, est celle «qui s’exprime dans le présent de la vie quotidienne […] c’est-à-dire ce qui se compose aux coins des rues, dans les sous-sols, dans les salles qui sont louées pour rassembler un band».
Cette conception d’une culture vécue au quotidien, qui ne se limiterait pas au contenu des bibliothèques ou des musées, va de pair avec une université tournée vers la société qui l’entoure, selon le professeur. « Mon prochain cours sur Dylan, idéalement je le ferais dans la rue, ou pour une école d’été, mentionne-t-il. Je pense que l’avenir de l’université repose sur sa capacité à sortir de ses murs. »
Bob Dylan est donc là pour rester à l’Université : M. Harel lui consacrera un cours destiné aux étudiant·e·s de cycles supérieurs à l’hiver 2023 et compte en donner un autre de premier cycle dans les sessions à venir. À partir de la mi-novembre seront également projetés des films portant sur le chanteur ou dans lesquels celui-ci apparaît, dans la salle de cinéma du Carrefour des arts et des sciences de l’UdeM. Ces projections seront ouvertes au public.
La littérature comparée à l’UdeM Le programme de littérature comparée est proposé par le Département de littératures et de langues du monde. En plus de mettre en relation différents corpus nationaux et linguistiques, la littérature comparée mise sur une approche interdisciplinaire (avec la sociologie, la philosophie, l’anthropologie, etc.) et intermédiale (différents médias comme le livre, la musique, le cinéma, les jeux vidéo, etc.). L’UdeM est la seule université au Québec à offrir des cours de littérature comparée pour tous les cycles d’études. |