Blaguer pour sensibiliser

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Par Louise Lemée
jeudi 11 avril 2019
Blaguer  pour sensibiliser
Thomas Gauthier, jeune Québécois de 24 ans, compte plus de 400 000 abonnés sur YouTube. Il traite dans ses vidéos Tabou, d’enjeux sociaux de manière drôle et accessible. Grâce à ses traits d’humour, cet ancien de l’École des médias de l’UQAM nous invite à garder un esprit ouvert et critique sur des thèmes dont il se sent proche.
« Quand tu parles de quelque chose de sérieux, si tu peux en même temps divertir et faire rire, le message va mieux passer. »
Thomas Gauthier - Youtubeur

Q.L. : Qu’est-ce que le militantisme pour toi ? Te considères-tu comme militant avec tes vidéos ?

T.G. : Je ne suis pas prêt à dire que je fais du militantisme. Des gens militent pour des causes tous les jours et je ne veux pas que leur travail soit réduit à ce que je fais.

J’ai une forme d’engagement qui me plaît beaucoup, c’est certain, mais cela reste dans le divertissement et l’humour. Je n’ai pas l’impression que l’on a besoin de moi en politique. En tout cas, il est certain que mes vidéos m’ont donné un réflexe pour l’engagement. J’ai découvert au travers des Tabou que si je veux me soucier de divers enjeux, il faut que je prenne du temps pour écrire et m’informer. On reproche aux gens de ne pas se soucier assez des enjeux sociaux, mais ils n’ont pas toujours les outils ou le temps de s’informer pour s’engager. J’ai la chance d’avoir un travail qui m’oblige à faire ce processus-là. Il faut trouver la bonne manière de leur parler pour que ces enjeux deviennent importants pour eux.

Q.L. : Quel est le processus de création d’une vidéo Tabou ?

T.G. : C’est un long processus d’écriture. Il me faut deux à trois semaines pour faire des recherches, écrire, relire. Il faut de la rigueur afin que la vidéo ne perde pas son sens. Une amie étudiante en psychologie m’aide d’ailleurs à écrire et à me relire quand je parle de psychologie. Je pense que si tu commences à dire n’importe quoi, tu n’es qu’une voix de plus qui donne son point de vue. Quand je fais mes recherches, je comprends l’enjeu, que je ne voyais pas forcément au début.

Q.L. : Comment choisis-tu tes sujets ?

T.G. : Quand j’ai commencé à parler de sujets de société, c’étaient des thèmes qui me préoccupaient et me touchaient. À force d’en faire, je ne savais plus vraiment de quoi parler, car on ne peut pas se préoccuper de tout. J’ai donc dû me mettre dans un processus de réflexion afin de trouver de quoi parler, mais tout en restant sincère. J’ai déjà fait des erreurs et travaillé sur un Tabou pour ensuite l’abandonner, car cela me préoccupait moins ou parce que je ne trouvais pas le bon angle pour l’aborder. J’aborde des sujets controversés comme le féminisme, par exemple. Ce n’est pas simple d’en parler, notamment quand tu n’es pas une femme. J’essaye également de ne pas faire de raccourcis et de trouver de bonnes formulations. L’important, c’est de ne pas aller dans les extrêmes.

Q.L. : Comment mêles-tu humour et sérieux dans tes vidéos ?

T.G. : Lors du processus d’écriture des vidéos Tabou, j’écris d’abord l’épisode de manière sérieuse, puis je cherche des blagues et des jeux de mots. Quand tu parles de quelque chose de sérieux, si tu peux en même temps divertir et faire rire, le message va mieux passer. Et en tant que spectateur, tu as moins l’impression d‘écouter quelque chose de trop sérieux. Tu ris, mais tu apprends aussi. Ce processus me fait apprendre sur l’humour et l’écriture de blagues. Cela m’intéresse, car j’aimerais faire de la scène un jour.

Q.L. : Quel effet espères-tu avoir sur ta communauté ?

T.G. : L’idée initiale de Tabou est de se moquer des idées préconçues que l’on trouve sur Internet, afin d’amener d’autres perspectives. J’essaye de faire comprendre qu’il faut garder un esprit critique. Que tu sois d’accord avec moi ou non, ce n’est pas le problème. Je ne suis pas un expert de ces enjeux et mon but n‘est pas de prétendre que j’ai la solution à certaines problématiques. Vivre en société, c’est avoir des discussions avec des gens avec lesquels tu n’es pas d’accord, et garder cet esprit critique en tête en rappelant que tu sais moins que ce que tu penses savoir.

Q.L. : Penses-tu qu’assez de youtubeurs s’engagent ?

T.G. : J’aimerais en voir plus, il n’y en a jamais assez. Mais je ne suis pas rancunier envers ceux qui ne le font pas, car il faut que cela vienne d’une certaine sincérité, d’un engagement. L’important est de rester dans la pertinence. Il est important que les gens qui ont envie de s’engager ou de faire ce genre de contenu réalisent que YouTube est une plateforme formidable pour ça. Il y a d’après moi une liberté éditoriale totale sur YouTube et sur Internet en général. Et il y a un public qui est là et qui est intéressé par ce genre de contenu. Pendant longtemps, le divertissement était priorisé. Aujourd’hui, j’ai l’impression que les créateurs font des burn-out et que le public s’intéresse à autre chose. Cela pourrait expliquer pourquoi il se dirige vers ce genre de contenu plus engagé.

Q.L. : Quelles sont tes sources d’inspiration ?

T.G. : En France, la vulgarisation et la rigueur de certains youtubeurs comme DirtyBiology ou C’est une autre histoire. Et Alexandre Astier pour son humour. Pour le format Tabou, mon inspiration vient d’un mélange entre le format de rédaction qui vient des États-Unis et John Oliver1, qui parle d’enjeux sociaux. La forme a évolué, car au début, je répondais de manière absurde à des questions, c’était plus dans la moquerie et la satire.

Q.L. : Tes vidéos Tabou sont en moyenne moins visionnées que tes anciennes vidéos humoristiques. Comment le vis-tu ?

T.G. : Ce ne sont pas les plus vues de ma chaîne, mais ces chiffres sont positifs, car ils sont meilleurs que ceux des deux dernières années [200 000 visionnements en moyenne]. Je suis plus fier des vidéos Tabou que de ce que je faisais avant. Pour la première fois depuis que je suis vidéaste, quand je rencontre des gens, je suis fier de parler de ce que je fais. J’ai envie qu’ils les voient et y associent mon nom.

Q.L. : Y a-t-il des sujets que tu refuses d’aborder ?

T.G. : À date, non. Certains sujets méritent une attention plus particulière. J’ai envie de les traiter, mais cela demandera un autre processus. Cela fait un moment que je veux faire une vidéo sur la réalité du peuple autochtone au Canada, mais c’est important pour moi que ça soit une vidéo avec beaucoup plus de travail, et que les personnes concernées puissent donner leurs voix et être incluses dans le processus. Mais il faudra que je reste dans le ton de Tabou.

Q.L. : Regrettes-tu d’avoir abordé certains sujets ?

T.G. : Je ne regrette pas, mais je les ferais différemment. Par exemple, ma vidéo sur Artus2 était drôle, mais c’était de la moquerie. Je l’inscrirais dans un propos plus large, en essayant d’apporter un message plus pertinent.


 

1. Acteur et humoriste anglais, présentateur de l’émission Last Week Tonight with John Oliver.
2. Humoriste et comédien français, présent dans la vidéo Le Gaybecois (Artus) — Tabou #4.