À des couillons comme vous

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Par Vincent Riendeau
mercredi 10 novembre 2010
À des couillons comme vous

C’est ainsi que Samuel Beckett nous convie à aimer. Premier Amour. Un amour itinérant, aussitôt nommé qu’innommable, parvenu qu’empêché, stipulé qu’exécré.  Touchant, comme d’habitude : drôle, comme jadis ; amoureux, comme indifférent.

Une sorte d’itinérant (interprété par Roch Aubert) s’assoit sur un banc, près d’un monticule qui protège ses arrières, pour mieux attendre ; met l’État au défi de le trouver, mort ou vif ; raconte comment il pisse sur les tombes et tombe amoureux. Seul sur scène. Toute la tension narrative tourne autour de problématiques maniaques : prenons un banc, une femme assise qui chante, on s’éloigne du banc et on va vers le nonbanc.

Comment déterminer, lorsqu’on n’entend plus chanter, s’il s’agit de la femme qui a cessé de chanter ou de la distance qui est devenue trop grande ? Il faut revenir au banc. Et il conciliabule sur le mot d’ordre : «si ceci alors cela, mais si cela alors ceci». Ce qui est brillant avec ces soliloques de Beckett, c’est l’incongruité d’un déshérité qui parle de supination, de non-moi et de «prépuces cireux», l’hybris intellectuelle greyée de scatologie rigoureuse.

Très bonne interprétation de Roch Aubert, qui a visiblement choisi le sérieux que commande un tel texte. Jean-Marie Papapietro dirige très bien ce Théâtre de Fortune pour une dixième année : donner aux proses écrites une voix et rien d’autre (pas de vanité surtout). Le seul bémol : une trame sonore labile semble déranger ce sous-sol noir, vide et vieux, pulvérulent, une scène remplie de fils éclectiques et d’ampoules. La vacance que la salle commandait servirait mieux si le silence l’embrasait.

La salle – le lieu et le public – est humble et l’éclairage n’a rien pour nous distraire du texte. Et toi-même tu te prends reprends t’éprends à soliloquer en sortant du théâtre : croassant les « ci-gît qui y échappa tant », dégueulant en pleine rue les «qu’il n’en échappe que maintenant».

À ta gauche, finesse : «Je me suis perdue dans son flot verbeux», fit-elle. Et effectivement, c’est à bellement s’y perdre.

Premier Amour, texte de Samuel Beckett, avec Roch Aubert, dirigé par Jean-Marie Papapietro, présenté au Théâtre Prospero par le Théâtre de Fortune jusqu’au 27 novembre 2010.