Culture

(crédit photo: Flickr.com/hellolapomme)

Cour à distance

À chaque numéro, Quartier Libre offre la chance à un de ses journalistes d’écrire une nouvelle de 500 mots sur un thème imposé. Le thème de ce numéro est: séduction

Marilou aurait pu être son nom; elle est née ici. Debout dans sa chambre, sa valise ouverte sur le lit, elle se demande si elle devrait y mettre le t-shirt rose des Canadiens qu’elle tient dans sa main. Si elle aurait le droit de le porter, là-bas.

Elle ne s’appelle pas Annabelle, mais c’est tout comme. Sa peau lisse, sans défaut, trop jeune pour les rides ou l’acné – Annabelle ou Isabelle.

Décidée finalement à l’emporter, elle le plie soigneusement, puis, elle l’emballe, pour qu’on ne le trouve pas.

On aurait pu la prendre pour une Manon; elle aime le hockey, la compétition.

Ses amies le lui avaient offert après l’avoir vue tenir en échec la majorité des garçons de la classe lors d’un match de hockey cosom. C’est un souvenir, un trophée.

Mais la valise ne ferme pas bien, désormais trop pleine de vêtements et de chaussures, d’une brosse à cheveux, de petits riens. Comment choisir quoi retirer ? Peut-être pourrait-elle préparer une boîte, et se la faire envoyer par la poste ? Est-ce que c’est possible ? Combien ça coûterait ? Cher ? Sûrement. Ses parents auraient-ils les moyens de lui payer l’envoi ? Probablement pas.

À la réflexion, son nom aurait pu être Alice ; il était populaire 14 ans plus tôt, quand elle est née. Et puis, elle se prépare à une incursion dans un monde qui lui est étranger, presque d’une autre époque.

L’enfance de ses parents tient dans ce nom, et leur cœur n’en est jamais vraiment parti. Là-bas, elle rencontrera une famille dont on lui a raconté toutes les anecdotes, se conformera à une culture dont on s’est efforcé de lui inculquer les rudiments. Elle découvrira un pays à l’histoire longue et merveilleuse. Un des pays où est née la civilisation.

Si elle s’était appelée Hermione, tout le monde l’aurait reconnue; elle aime l’école et travaille fort pour avoir les meilleures notes de sa classe.

Pourtant, sa scolarité s’arrête aujourd’hui. Dans ce nouveau monde où on l’envoie, les épouses restent à la maison. Lui restera-t-il du temps pour étudier, après la naissance de son premier enfant? Au fond, elle le savait en commençant l’année : ce n’était qu’une question de temps. Malgré tout, elle s’est permis de rêver au diplôme, au bal, au cégep. Et ça fait tellement mal, ce soir. Tellement mal d’abandonner cet avenir derrière elle.

Quel est son nom? Tous ceux de son année le connaissent. Elle est discrète, mais son sourire lui attire plus d’amitiés qu’on pourrait le penser.

Elle ne souriait pas, cet après-midi quand elle a fait ses adieux à ses amies sous prétexte d’un voyage. Un voyage dont elle ne reviendra pas avant quatre ans, majeure et mariée. Dans son for intérieur, elle a pleuré l’amour de ce garçon, dont les petites attentions lui promettaient quelque chose de doux et de beau.

Son promis, lui, a fait la cour à ses parents. Il a parlé d’argent, de traditions et de famille. Ça a suffi. Les filles n’ont pas besoin d’être séduites – elles épousent qui on leur dit d’épouser, et pour l’amour, il y aura les enfants. Le mariage ne prétend d’ailleurs jamais à plus : un échange de service. Sa citoyenneté contre une vie de servitude et un avenir handicapé. Peut-être quelques instants de bonheur, si elle a de la chance.

Elle devrait s’appeler Iphigénie, mais son histoire à elle n’est pas une fiction. Et personne ne viendra la sauver.

 

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