Culture

(Photo : Flickr/ karenblakeman)

Aliénation heureuse

Au sommet de ses ambitions anarchistes et révolutionnaires, Arthur Smith étudiait la philosophie à l’Université d’Oxford. Cet enfant prodige avait constaté la complexité du monde lors de sa jeunesse et avait choisi son champ d’études en conséquence. Il aurait pu faire de lui un prestigieux médecin ou avocat.

Lors de son adolescence, Arthur avait entamé ses réflexions sur les notions les plus fondamentales de l’expérience humaine. Il avait lu Aristote et Polybe et s’était questionné sur la gouvernance. Il avait lu Hobbes et Rousseau et s’était questionné sur la liberté. Il avait lu Shakespeare et Ronsard et s’était questionné sur l’amour. Il avait lu Dickens et Hugo et s’était questionné sur le sort de l’humanité. Toutes ces lectures le menèrent à se demander pourquoi il existait autant d’ordre.

La jeunesse d’Arthur dans les traditions de la ruralité britannique avait été caractérisée par une existence bien ordonnée et trop encadrée. Comme jeune adulte, il se demanda pourquoi il existait autant de rituels religieux. Ses parents l’avaient obligé à fréquenter l’église, lire sa Bible et faire sa prière quotidienne.

Il se demanda pourquoi il fallait se consacrer à une vie de travail acharné. Comme enfant, Arthur allait à l’école six jours par semaine et aidait son père à travailler la terre en fin de journée.

Il se demanda pourquoi l’institution de la famille était si dominante. Il voyait ses parents établis sur la même terre dans la même maison depuis de nombreuses années, et refusait cette vie monotone.

Les pensées d’Arthur se traduisirent en action plus tôt que tard. À Oxford, il se transforma en jeune révolutionnaire. Mais, contrairement aux révolutionnaires du passé, il ne voulait pas remplacer le système en place, il voulait simplement l’anéantir. Ces idées passaient mal dans son entourage oxfordien, mais Arthur se fit beaucoup de plaisir à les propager dans les journaux anti-establishment du début du XXe siècle.

Il avait refusé les valeurs d’ordre que lui avaient inculquées ses parents. Arthur croyait que la vie d’ordre que subissaient les êtres humains empêchait leur émancipation. Génération après génération, Arthur voyait des individus qui vivaient de manière générique. Peu importe leur classe sociale, ils travaillaient, ils allaient à l’église, ils fondaient des familles.

Pour Arthur, l’humain devait se libérer en refusant l’ordre, en ayant une existence moins encadrée et moins prévisible. Il pensa consacrer sa vie à tenter de faire aboutir ses idéaux révolutionnaires.

Les années passèrent en ce début de siècle fou, et Arthur vit le monde changer si vite : l’électricité, l’automobile, la radio, le cinéma et les tout débuts de la libération féminine. Il trouva de grands plaisirs dans ces progrès. Et, à la fin de ses années universitaires, il trouva l’amour.

À la suite de ses études supérieures, Arthur obtint un respectable poste dans le monde universitaire. Sa fiancée tomba enceinte et leur mariage suivit de peu. La bonne situation financière de ses parents permit à Arthur et à sa femme de devenir propriétaires et de fonder une famille. Ils vécurent dans un conformisme ordonné et élevèrent leurs enfants conséquemment. 

Il était comblé, heureux et établi. Ses désirs anarchistes et révolutionnaires étaient bien derrière lui. Arthur Smith aimait l’ordre. 

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