Culture

(Flickr / L'Hibou)

La Menace

Nous sortions du wagon de métro qui nous laissa sur le quai comme lorsque la mer, espiègle, rejette sur la berge les corps des noyés dont elle a peine à assumer la mort. Eux, étendus sur le sable, sans vie, à côté de l’arme du crime : des traces d’écume à peine effacées. Nous, emmitouflés dans nos manteaux, sans vie, déambulant dans la station avec nul autre meurtrier que nous même. Nous revenions pour la plupart du travail.

Je sortais du wagon en même temps qu’un groupe de quatre jeunes. Ils devaient avoir quinze ou seize ans. J’entendis l’un d’entre eux proférer l’horrible menace. Il était un peu plus grand que les autres. Sur son visage émacié, une légère balafre suivait la ronde des acnés. Son allure altière indiquait sans ambages qu’il était le chef de la meute.

Nous étions à la station Jean-Talon. Une fois par semaine, un monsieur, que je surnommais le grand bonhomme, faisait son spectacle dans le métro. Étrangement habillé, il se perchait sur des échasses d’environ deux mètres et soufflait dans sa flûte à vent en tournant maintes et maintes fois sur lui-même.

Les jeunes conçurent l’hideux projet de faire trébucher le grand bonhomme. « On attend qu’il y ait moins de monde aux alentours et on donne des coups de pied dans ses bâtons. Vous allez voir, ça va être super le fun », avait dit le chef balafré pour motiver sa bande.

À partir du moment où je pris connaissance de la menace, le tic-tac d’une horloge se déclencha dans ma tête. Il n’y avait aucun agent de sécurité à proximité. J’avais le choix entre agir et passer mon chemin sans demander mon reste.

Je choisis de rentrer chez moi en laissant le grand bonhomme à son sort. J’essayais de me convaincre que je n’avais rien vu, rien entendu. Après tout, je n’étais pas Dieu. J’avais assez de problème moi-même pour m’occuper de ceux des autres.

En pataugeant dans le crachat de neige qui s’étalait sur la rue Beaubien, je fus pris d’un soudain remord. Même mon ombre déformée par l’aspérité du sol fuyait le regard du lâche que j’étais.

L’horloge continuait de faire tic-tac dans ma tête, et je le revoyais, le grand bonhomme, tourner encore et encore. Il me fallait remonter le temps pour réparer mon erreur. Heureux qui, comme Ferré, a fixé le temps en chantant sa fugacité.

Je décidai enfin de faire demi-tour pour voler au secours du grand bonhomme. Il était peut-être trop tard mais je devais retourner sur les lieux pour, du moins, entamer un processus de paix avec ma conscience.

La scène que je vis en arrivant à la station Jean-Talon me laissa perplexe. Les jeunes qui, tout à l’heure, se préparaient à commettre l’irréparable, étais assis à même le sol comme des agneaux devant un berger. Dans leurs yeux brillaient une admiration sans borne. En face d’eux, le grand bonhomme, dont personne n’aurait soupçonné le talent de rappeur, faisait rimer des vers pour le plus grand plaisir du seul public qui s’était donné la peine de s’arrêter devant lui.

Je ne saurai jamais ce qui s’était réellement passé ce soir-là mais je garderai dans ma mémoire que la musique a le pouvoir de transformer des loups en agneaux. Elle est seule capable d’insuffler la vie dans ces corps vides qui débarquent des wagons du métro. Elle seule peut apaiser ma conscience et me réconcilier avec mon ombre. Seuls les noyés sur la berge sont insensibles au chant de l’océan.

Partager cet article