TikTok, ou la guerre des données

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Par Romeo Mocafico
mardi 22 septembre 2020
TikTok, ou la guerre des données
Crédit photo: Unsplash.
Crédit photo: Unsplash.
Un bras de fer oppose depuis quelques mois Donald Trump au gouvernement chinois pour le rachat de l’application TikTok. Le président des États-Unis accuse la Chine d’utiliser le réseau social à des fins d’espionnage et menace d’interdire le téléchargement de la plateforme dans le pays si celle-ci demeure aux mains d’entreprises chinoises. Stéphane Couture, professeur au Département de communication de l’UdeM et expert en technologies de l’information, décortique pour Quartier Libre cette bataille des données.

 

Quartier Libre: Quel est l’enjeu derrière la tentative de rachat de TikTok par une compagnie américaine ?

Stéphane Couture: Trump désire amener TikTok sur son territoire, car il considère que c’est un risque de sécurité nationale pour les États-Unis d’avoir les serveurs de l’application en Chine. Ici, la problématique est le recueil de données. Mais il faut savoir que tous les réseaux sociaux en font, et pas uniquement TikTok. Pour Trump, le problème est que les données seraient entreposées en Chine, et que par conséquent, le gouvernement chinois pourrait y avoir accès, sur simple demande.

Il faut aussi distinguer trois choses: la propriété, le lieu d’entreposage des données et le développeur de l’application. Ces trois dimensions sont importantes. L’idée de Trump est de faire en sorte que l’ensemble soit fait aux États-Unis pour avoir un contrôle total. Ça permettrait de limiter les risques, surtout concernant les intentions du gouvernement chinois.

Q. L. : Est-ce uniquement un enjeu politique ?

S. C. : Pas uniquement. Je pense que Trump veut surtout se venger des utilisateurs de TikTok, qui avaient acheté la totalité des places de sa convention à Tulsa en juin 2020, et où il s’était retrouvé devant une salle presque vide. Il y a peut-être aussi une sorte de nationalisme économique qui rentre en jeu, pour éviter la concurrence étrangère.

Q. L. : Ces données seraient-elles mieux sécurisées aux États-Unis ?

S. C. : Aux États-Unis, on a comme des garde-fous, un cadre juridique beaucoup plus fort qu’en Chine. Ce cadre empêche le pouvoir politique d’avoir accès aux données et donne la possibilité aux gens d’accéder aux tribunaux pour contester. Cela dit, on sait que le gouvernement américain aussi utilise beaucoup les données recueillies par les réseaux sociaux pour surveiller les citoyens. C’est plus ou moins légal, et ça deviendrait plus difficile à faire pour les États-Unis si l’application reste basée sur le territoire chinois.

Q. L. : Trump peut-il juridiquement mettre sa menace à exécution ?

S. C. : Je n’en suis pas du tout convaincu. La Cour suprême des États-Unis a reconnu la production de logiciels et de codes informatiques comme une forme d’expression. Pour les bannir, il faudrait vraiment montrer qu’il y a des enjeux de sécurité nationale conséquents et directs. Beaucoup d’experts du droit numérique s’interrogent sur le sujet et sur la crédibilité de la menace de Trump.

Q. L. : Quelle est l’importance des données dans la vie politique d’un pays ?

S. C. : Les données prennent de plus en plus de place, c’est certain. En Europe, on a le Règlement général sur la protection des données, qui encadre la protection de celles-ci et qui définit la façon dont elles peuvent être recueillies. Ce règlement prend une importance grandissante. C’est ce qui manque aux États-Unis. Certains s’accordent à dire que, plutôt que de bannir les applications, il faudrait développer un cadre similaire.

Q. L. : Qu’est-ce que la « souveraineté numérique » et quelle place occupe-t-elle dans la vie politique ?

S. C. : On a tout un discours émergent sur ce que l’on nomme « la souveraineté numérique », ou « souveraineté des données » : comment les États gèrent-ils leurs données ? Qu’est-ce qu’on en fait et comment les protège-t-on ? Ces questions occupent de plus en plus de place dans les discours politiques et dans les débats sur les applications de traçage. On en parlait beaucoup il y a quelques mois, notamment au Canada, et ça va sûrement revenir dans le débat à l’avenir. Au Québec, on a une commission parlementaire autour de ça, par exemple. On a aussi de plus en plus de ministères consacrés au numérique.

Parallèlement à cela, les réseaux sociaux sont de plus en plus utilisés par les politiques, soit pour mobiliser la population, soit pour désinformer. Il y a de plus en plus de manipulation de ces outils.

Q. L. : Peut-on parler d’une guerre de données ?

S. C. : Les données, c’est le matériel, c’est ce qui est entreposé. En revanche, l’information vient d’« informa », la mise en forme des données. Une guerre de données reviendrait à dire que l’on essaye de voler les données ou de les surveiller. Je dirais plus qu’on assiste à une guerre d’information, qu’on peut illustrer, par exemple, avec la Russie, qui, en 2016, essayait de manipuler la façon dont la population était informée en période électorale américaine. Cette manipulation émettait beaucoup de craintes, d’autant que c’était parfaitement légal, car la Russie utilisait en toute légalité les mécanismes que Facebook offrait.

Q. L. : Comment voyez-vous le futur, compte tenu de tous ces enjeux liés aux données dans l’environnement politique ?

S. C. : Je pense que la question de la souveraineté numérique va beaucoup influencer le futur. Comment les États font-ils pour protéger leurs citoyens et limiter les influences d’autres pays? Quelle influence cela va-t-il avoir sur le développement d’Internet? Il y a des enjeux de souveraineté nationale inhérents. On ne se posait pas ces questions il y a dix ans. On voyait Internet comme quelque chose de global. Cette question de souveraineté numérique va devenir centrale.