À 23 ans, Joël est comme les jeunes de son âge : un 3 1/2, une blonde, un iPhone, un emploi à
temps plein et une carte d’autobus dans les poches. À la différence qu’avant sa naissance, un
chromosome de plus s’est glissé dans son génome. 24 heures dans la vie d’un trisomique qui
a choisi l’autonomie.
6h30. Joël commence sa journée par un jus de fruits, sa boisson préférée. Son frigo en est
plein à craquer. Cela fait maintenant un an que Joël a emménagé seul dans ce logement à deux
pas du métro Lionel-Groulx. «Je suis bien, j’ai la paix!», rigole-t-il.
La trisomie 21 de Joël ne l’a jamais empêché de rêver d’indépendance. Il manifeste le désir
de vivre seul pour la première fois lorsque sa grande soeur quitte la maison. Il a alors 16 ans.
Bien que ne connaissant aucun trisomique seul en appartement, ses parents s’affairent à réaliser
le souhait de Joël. «On était parfois perçu comme des parents irresponsables, mais
pour nous, c’était très important que Joël puisse vivre sa vie», se rappelle Jean, son père.
Pendant trois ans, Joël participe au programme Apprentissage à la vie autonome (AVA) de la
Corporation L’Espoir, un organisme à but non lucratif dédié à l’intégration des personnes avec
une déficience intellectuelle. Joël passe une semaine sur sept dans un centre où il assume les
responsabilités de la vie quotidienne, de la préparation des repas à la lessive. La simulation
convainc les parents de Joël qu’il peut vivre seul.
Caroline Langevin, directrice générale de la Corporation L’Espoir, a vu beaucoup de jeunes
déficients qui pourraient vivre seuls, mais que la famille ne se résout pas toujours à laisser partir.
«Lorsqu’on a un enfant avec une déficience, on a souvent tendance à vouloir le couver,
explique-t-elle. Il faudrait former les parents au détachement.»
Depuis la création du programme AVA en 1994, Joël est le seul participant trisomique à habiter
en appartement. Caroline Langevin reconnaît que Joël est un cas exceptionnel. «Joël a la
chance d’avoir des parents qui lui font confiance», souligne-t-elle.
C’est à 22 ans que Joël fait le grand saut, lorsque le CRDITED* de Montréal lui trouve un logement
supervisé. Sur les 14 appartements de l’immeuble, sept sont réservés à des personnes avec
une déficience intellectuelle. Les sept autres ont des occupants réguliers. La formule mixte plaît
aux parents de Joël. «Il n’était pas question que Joël aille dans un ghetto», déclare son père.
Malgré sa débrouillardise, Joël a besoin d’assistance pour certaines tâches. L’éducateur de son
immeuble l’accompagne une fois par semaine faire l’épicerie. Joël participe aussi à une cuisine
collective qui lui permet, contre 20 $, de rapporter chez lui une douzaine de plats. Néanmoins,
Joël ne retournerait chez ses parents pour rien au monde. «Ah non, c’est bébé!» lance-t-il.
* Centre de réadaptation en déficience intellectuelle et en troubles envahissants du développement
8h30. Joël enfile son uniforme, un t-shirt jaune imprimé des mots «Imbattable, point
final!» Il travaille dans une épicerie Maxi à temps plein depuis quatre mois. Un emploi pas
assez créatif aux yeux de ses parents, mais qui plaît beaucoup à Joël. Ce qu’il préfère? L’«overstock
», comme il dit, lorsqu’il remplit les étagères vides. Seul inconvénient: «Ça donne faim!»
Joël n’est pas un employé du Maxi à proprement parler. Comme beaucoup de personnes avec
une déficience, il est bénéficiaire de l’aide sociale, ce qui l’empêche d’être rémunéré. «Mettre
sur le bien-être social les personnes handicapées capables de travailler ne les aide pas à
se responsabiliser, déplore son père. On devrait les payer pour qu’ils puissent associer travail
et argent.»
Joël et ses collègues déficients sont donc des «stagiaires» au Maxi. Ils renflouent les tablettes,
débarrassent le plancher des produits endommagés et rangent les paniers d’épicerie.
Pour l’instant, Joël considère l’argent viré chaque premier du mois sur son compte bancaire
comme son salaire. «Que va-t-il arriver s’il comprend que son chèque est déposé tous les
mois, qu’il aille au travail ou non ?», s’interroge son père.
15 heures. Joël pousse un bâillement dans l’autobus. Contrairement aux autres stagiaires
du Maxi qui utilisent le transport adapté, Joël prend l’autobus et le métro tous les jours. «Au
début, une intervenante le suivait, cachée dans sa voiture, pour s’assurer qu’il ne se perde
pas», se remémore en riant sa mère, France. Le voyage se fait habituellement sans embûche,
mais la semaine dernière, un groupe d’adolescents s’est moqué de lui. «Ils n’étaient pas fins,
ça m’a fait de la peine. Je leur ai dit d’arrêter», raconte Joël.
19 heures. Entouré d’autres garçons, Joël fait ses échauffements. Sa mère le conduit tous
les mardis dans ce gymnase d’école à Laval pour qu’il puisse pratiquer ses lancers.
L’embonpoint de Joël préoccupe ses parents, qui souhaitent le faire bouger davantage, mais
les activités sportives adaptées aux handicapés sont rares. Aussi, malgré la distance, la soirée
basketball qu’organisent des bénévoles est un rendez-vous hebdomadaire.
La mère de Joël en profite pour discuter avec les autres parents. De prime abord, les sujets
de conversation sont les mêmes que chez tout parent d’adolescent : les relations amoureuses,
les amis, les frictions. L’émancipation de leur jeune les tracasse aussi. Les parents de Thierry,
19 ans et trisomique, ont de la difficulté à envisager son départ. «C’est sûr qu’on est égoïste,
on aimerait le garder avec nous», admet sa mère Suzanne. «Peut-être pour ses 30 ans?»,
avance son père, Jean.
22 heures. Avant de se mettre au lit, Joël ajuste un masque sur son visage. Atteint d’apnée
du sommeil, il doit porter cet appareil qui lui insuffle de l’oxygène toute la nuit. Le masque
est plutôt inconfortable, mais Joël est philosophe : «J’ai l’air d’un pilote d’avion!»
La trisomie 21 de Joël le rend plus vulnérable à divers troubles de santé. Il souffre d’une faiblesse
cardiaque et d’infections cutanées récurrentes. Les nombreuses visites chez le médecin
exigent de ses parents séparés une bonne coordination. «C’est peut-être même plus de
travail maintenant que Joël est en appartement», constate sa mère.
Même si leur choix implique de nouvelles contraintes, les parents de Joël ne regrettent pas
d’avoir laissé leur fils prendre son envol. «Avant, les handicapés, c’était des animaux qu’on
enfermait dans des garde-robes, soutient son père. Joël, il ajoute une couleur au monde,
il le rend meilleur.»
* Centre de réadaptation en déficience intellectuelle et en troubles envahissants du développement