À l’approche des commémorations des trois ans de l’invasion à grande échelle de la Russie en Ukraine, les réfugié·e·s ukrainien·ne·s s’efforcent de mener une vie normale, malgré l’arrière-goût amer qui persiste : la guerre ne cesse de s’enliser.

Les premières semaines de la guerre ont été les plus éprouvantes sur le plan émotionnel. Elles ont également été les plus exigeantes sur le plan logistique, se remémore le prêtre de l’église catholique ukrainienne Saint-Michel-Archange, située à Montréal, Yaroslav Pivtorak. « C’était un choc », confie-t-il.
Dans les heures qui ont suivi l’annonce de l’invasion russe, le 24 février 2022, la diaspora ukrainienne de Montréal s’est mobilisée à l’église. Jour et nuit, près d’une centaine de bénévoles se sont ainsi relayé·e·s afin de réceptionner et de trier les dons à destination de l’Ukraine. Nourriture, médicaments, produits d’hygiène, équipement médical… Les églises ukrainiennes comme celle de M. Pivtorak sont devenues des centres de dons humanitaires dédiés à l’Ukraine, et plusieurs tonnes de produits sont passés par les portes de l’église Saint-Michel-Archange dans les mois qui ont suivi l’invasion. La salle communautaire adjacente à l’église, qui sert d’entrepôt, avait alors atteint sa pleine capacité. Désormais, à l’exception de meubles et de quelques cadres suspendus aux murs, elle est quasiment vide.
« Il y a encore de l’aide qui est offerte », précise le prêtre. L’église reçoit encore des dons chaque semaine et les réfugié·e·s ukrainien·ne·s continuent à fréquenter la friperie installée au sous-sol de la salle communautaire. Bien que la mobilisation ait perdu de son dynamisme et que la proportion des dons ait diminué, le travail se poursuit dans ce lieu de rassemblement de la communauté ukrainienne.
Un signe d’essoufflement
Pour d’autres, l’essoufflement au sein de la population est palpable. Après trois ans de guerre, la mobilisation s’est estompée petit à petit, déplore le président du Conseil provincial du Québec du Congrès des Ukrainiens Canadiens (CUC), Michael Shwec. À titre de président, ce dernier sollicite et sensibilise les municipalités et les gouvernements provinciaux aux besoins de la communauté ukrainienne. Il s’occupe également, avec son équipe, de l’organisation de la grande marche qui a lieu chaque année en février pour commémorer l’invasion de l’Ukraine.

« La guerre est normalisée dans les médias et, avec le temps, les gens s’y habituent », constate le président du CUC. Pour la diaspora ukrainienne installée depuis longtemps à Montréal et pour les réfugié·e·s de guerre ukrainien·ne·s, les conséquences du conflit se font sentir au quotidien. Tout comme leurs compatriotes sur le front, qui sont démoralisé·e·s, les réfugié·e·s doivent faire perdurer l’espoir malgré la guerre qui persiste.
Au fil du temps, l’espoir de retourner dans leur pays devient un rêve lointain pour certain·e·s. « Les Ukrainiens s’accoutument à leur nouvelle vie à Montréal, ils travaillent, leurs enfants vont à l’école et ils apprennent le français », mentionne M. Shwec. La majorité d’entre eux resteront ici même après la guerre, en particulier les familles avec des enfants qui se sont intégrées au Québec, explique-t-il.
Les résultats d’un sondage de la firme Gallup parus en novembre dernier révèlent qu’en Ukraine, 52 % des Ukrainien·ne·s interrogé·e·s sur place affirment vouloir la fin de la guerre le plus rapidement possible, tandis que 38 % estiment que le pays doit la continuer jusqu’à la victoire1. Le sondage indique également que le deuxième anniversaire de la guerre a été un point de bascule dans l’attitude des Ukrainien·ne·s vis-à-vis du déroulement du conflit.
Ce point de bascule illustre l’accablement de la population et vaut aussi pour celles et ceux qui sont présent·e·s au Canada. Même s’ils sont fatigués, « les soldats au front n’ont pas le choix que de continuer », précise M. Pivtorak. Le prêtre désire voir son pays sortir victorieux de cette guerre. Néanmoins, les ressources humaines de l’Ukraine ne sont pas infinies, insiste-t-il. L’Ukraine entre dans sa quatrième année de conflit et environ 80 000 soldats ukrainien·ne·s ont perdu la vie, selon le Wall Street Journal (WSJ).
Le reflet d’un éternel combat nationaliste
Bien que la guerre russo-ukrainienne se déploie sur le plan géopolitique et militaire, elle est avant tout identitaire et mémorielle. Pour les Ukrainien·ne·s, l’invasion constitue non seulement une transgression de leur souveraineté nationale, mais aussi un affront à leur identité nationale et à leur histoire. En effet, si la dissolution de l’U.R.S.S. a permis au pays d’accéder officiellement à son indépendance en 1991, cette affirmation d’une identité distincte de la Russie a continué de faire l’objet de vives contestations de la part du Kremlin.
« Depuis longtemps, l’identité ukrainienne est confondue avec celle des Russes, et ce, en faveur de l’idée d’un “peuple artificiellement divisé qu’il faut rassembler” », explique le professeur à l’Université nationale Taras Chevtchenko de Kyiv Oleksandr Cherednychenko dans un article intitulé L’Ukraine après le Maïdan : une nouvelle identité, publié en 2014.
Historiquement, les peuples slaves de la région, aujourd’hui composée de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine, formaient un tout entre le IXe et le XIIIe siècles, avec une identité et une culture partagées, un territoire communément nommé la Rus’ de Kiev. Une identité révolue, mais encore proclamée par le président russe Vladimir Poutine et à l’origine de ses visées géopolitiques. Les conflits identitaires et mémoriels peuvent ainsi, dans de nombreux cas, être les catalyseurs d’une guerre.
Après l’indépendance de 1991, la révolution orange de 2004 et l’annexion de la Crimée en 2014, l’invasion de l’Ukraine en 2022 s’inscrit déjà, aux côtés de ces grands événements, comme un symbole de la mémoire collective du peuple ukrainien. Quelle que soit l’issue du conflit, que l’un des deux pays sorte vainqueur ou que les deux parties parviennent à un cessez-le-feu ou à un accord de paix, l’invasion de la Russie en Ukraine constitue pour les Ukrainien·ne·s le point de non-retour dans l’histoire des relations entre les deux pays. Pour certains d’entre eux, la négociation d’un accord de paix est d’autant plus inconcevable. « Il est impossible de négocier avec la Russie », affirme M. Shwec.
Une reconstruction vraisemblablement ardue
Malgré la persévérance et les efforts des acteur·rice·s montréalais·es pour mobiliser leur communauté, certain·e·s réfugié·e·s ont perdu espoir. En juin 2022, Intizar Boldovska, alors âgée de 27 ans, a quitté Kharkiv, où elle vivait. La ville, qui se trouve à seulement 30 kilomètres de la frontière avec la Russie, est l’un des épicentres des bombardements russes. Près de trois ans plus tard, Intizar et sa mère vivent ensemble dans le quartier de Monkland, à Montréal. Pour la jeune femme, l’espoir de retourner prochainement dans son pays est éteint. En effet, même dans le cas d’un cessez-le-feu ou d’un accord de paix, plusieurs années s’écouleront avant que le pays ne regagne un développement économique et social à la hauteur de ce qu’il était auparavant.
Le rapport Évaluation rapide des dommages et des besoins (RDNA3) de la Banque mondiale, déposé en décembre 2023, penche effectivement en ce sens. Il indique que le processus de reconstruction de l’Ukraine exigerait 486 milliards de dollars sur une période de dix ans, « tant au niveau national que communautaire, en s’attachant tout particulièrement à soutenir et à mobiliser le secteur privé en vue de la restauration des logements, des infrastructures et des services de base, de l’énergie et des transports », précise le rapport. « Personne ne s’attendait à ce que la guerre soit aussi longue », avoue M. Shwec.
Pour Intizar, la question n’est plus tant de savoir quand mais plutôt si elle retournera un jour dans son pays. « Même si la guerre prend fin, vers quoi me tournerais-je ? se demande-t-elle. Il n’y a plus rien. J’ai perdu ma maison, j’ai perdu mon travail. » D’après M. Pivtorak, l’Ukraine a besoin d’un plan économique fort pour se rebâtir et pour donner goût aux Ukrainien·ne·s de rentrer dans leur pays. « Il nous faut un plan Marshall2 », estime-t-il.
Lors de la messe dominicale, le prêtre continue à formuler des prières pour la communauté ukrainienne qui portent en elle les blessures et les douleurs de la guerre. « La guerre est une plaie ouverte sur laquelle on a mis du sel, explique-t-il. Chaque fois que tu regardes les nouvelles, tu conscientises le malheur, tu le vois et tu l’absorbes. C’est lourd. » D’après lui, plusieurs années devront s’écouler avant que les Ukrainien·ne·s puissent guérir leurs blessures.
Alors que l’avenir de leur pays reste incertain, les Ukrainien·ne·s de Montréal s’accordent sur une chose : « si la Russie arrête de se battre, c’est la fin de la guerre, mais si l’Ukraine arrête de se battre, c’est la fin de l’Ukraine », souligne M. Shwec.
Notes
1. Vigers, Benedicte (2024) : Half of Ukrainians Want Quick, Negotiated End to War, 19 novembre 2024. En ligne, consulté le 7 février 2025 : ‹https://news.gallup.com/poll/653495/half-ukrainians-quick-negotiated-end-war.aspx›.
2. Le plan Marshall, aussi appelé Programme de rétablissement européen, a été l’initiative du secrétaire d’État américain de 1947 à 1949, le Général George C. Marshall. Il a vu le jour en 1948 en vue d’aider au redressement économique des pays européens après la Seconde Guerre mondiale et dans le but d’endiguer l’expansion du communisme en Europe. Le Congrès américain a ainsi entériné le financement de 12 milliards de dollars pour la reconstruction de l’Europe de l’Ouest.