Sorti en janvier 2025, le film Deux sœurs de Mike Leigh dresse le portrait d’une femme au foyer de 57 ans, à l’humour noir inébranlable et particulièrement colérique. Son mauvais tempérament masque en vérité une souffrance intérieure qui la ronge. Quartier Libre a visionné ce long métrage britannique à la morale poignante, mais indispensable.
Le film Deux sœurs, réalisé par Mike Leigh, se déroule dans la communauté caribéenne de Londres. Pour Pansy, interprétée par Marianne Jean-Baptiste, tout est prétexte à la critique et à l’énervement, ce qui agace tout le monde, y compris sa propre famille. La carapace de froideur et d’aigreur extrême derrière laquelle elle se cache va pourtant se fendre peu à peu, en suivant le rythme de la bande-son funeste, jusqu’à exploser. Ce développement entraîne ainsi les spectateur·rice·s à éprouver une certaine compassion pour ce personnage exécrable.
En présentant la dépression et les dysfonctionnements familiaux sans fournir de solution, Mike Leigh excelle à montrer une autre facette bien souvent oubliée d’autres œuvres cinématographiques qui abordent ces thèmes, dans lesquels tout « se termine bien ». Une facette pessimiste, mais réaliste, qui nécessite d’être exposée tout autant au grand public.

dont le tempérament critique et colérique exaspère son entourage, y compris sa famille. Photo |Courtoisie | Métropole Films
Un personnage colérique à la douleur silencieuse
Plus l’intrigue avance et plus le public découvre que le comportement de Pansy cache, en réalité, une grande détresse intérieure. Le réalisateur a su transmettre celle-ci parfaitement, par le choix des différents comportements de la protagoniste. Le film oscille entre hurlements quotidiens de cette dernière au réveil et ses douleurs chroniques, son obsession maladive de la propreté et de l’ordre, ainsi que son désamour assumé pour son mari qu’elle n’hésite pas à traiter d’« inutile » à tout bout de champ. Il expose ses siestes répétées en pleine journée, au cours desquelles elle semble fuir la réalité, ou encore sa rancune tenace contre sa mère défunte qui l’aurait peu aimée, sans oublier ses nombreux élans de colère envers les autres au moindre « problème », comme des pigeons sur son gazon ou la caissière qui ne sourit pas assez à son goût. Le personnage de Pansy, marquant par son tempérament de feu, touche donc désormais par sa profonde dépression qui ressort silencieusement dans tous ses faits et gestes.
La profonde douleur qu’elle ressent éclate enfin au grand jour grâce à sa sœur cadette, Chantelle, interprétée par Michele Austin. Celle-ci est la seule personne qui apprécie encore sincèrement Pansy et qui lui demande pourquoi elle n’arrive pas à profiter de la vie. Une question à laquelle la protagoniste répond, lasse, être juste fatiguée de tout et souhaiter seulement s’allonger, fermer les yeux, et que tout s’arrête. Celle qui ne faisait alors que crier depuis le début du film laisse ainsi enfin exprimer calmement et verbalement la souffrance intérieure qu’elle renfermait depuis si longtemps. Alors qu’elle se met par la suite à pleurer ouvertement devant sa famille pour la première fois, l’auditoire comprend que la femme impassible n’est plus, n’en peut plus, et émeut désormais plus qu’elle irrite. Ce ressenti n’est cependant pas celui de son fils et de son mari.
Une dépression aux différents effets
Pansy n’est pas la seule à souffrir de sa dépression, elle entraîne également dans sa chute son fils de 22 ans, interprété par Tuwaine Barrett, et son mari, interprété par David Webber, qui souffrent au quotidien des sautes d’humeur incontrôlables et des violentes critiques omniprésentes, les faisant se renfermer totalement sur eux-mêmes. La famille ressemble finalement davantage à une colocation au sein de laquelle tout le monde vit sans se parler, une situation terrible à voir. Le fils de Pansy, sans emploi, semble ainsi constamment fuir la présence de sa mère et passe ses journées enfermé dans sa chambre, un casque sur les oreilles pour écouter de la musique, ou alors sort quotidiennement se balader sans but. Si pendant certains passages du film, le père et le fils semblent ressentir de l’amour pour Pansy, celui-ci s’évapore lorsque cette dernière pleure devant eux. Aucun d’eux ne réagit et tous deux semblent éprouver de la rancune pour le mal qu’elle leur a causé jusqu’ici, détournant même le regard.
À la fin du film, les spectateur·rice·s comprennent les deux points de vue : celui de la femme qui souffre tellement intérieurement qu’elle ne se soucie de personne ni des conséquences sur les autres, et celui du fils et du mari qui souffrent quotidiennement depuis longtemps de la situation. Le film présente donc un dilemme tout au long de son histoire : faut-il détester Pansy pour le mal qu’elle fait aux autres ou éprouver une totale compassion pour ce personnage en souffrance ? Bien que la conclusion donne envie de l’aider et non pas de la détester, l’empathie demeure envers son mari et son fils, qui ne l’ont pas blessée et ont pourtant subi ses maux. À quel point les dommages collatéraux d’une souffrance intérieure sont-ils finalement pardonnables ? Le film engage ainsi le public dans une réflexion quant à ses propres limites et sa propre tolérance.
Une fin tout aussi réelle que nécessaire
D’autres films abordent la dépression. Parmi eux, La vie d’Otto de Marc Forster, sorti en 2022, narre l’histoire d’Otto, un homme fraîchement retraité interprété par Tom Hanks. Particulièrement aigri et suicidaire depuis la mort de sa femme, celui-ci finit, grâce à son voisinage, par retrouver goût à la vie. Le réalisateur a choisi de traiter la dépression comme une maladie facile à guérir, un angle qui ne reflète pas toutes les réalités de celle-ci.
À titre de comparaison, la situation de Pansy et de sa famille dans Deux sœurs n’évolue pas vraiment entre le début et la fin du film. Pansy est toujours dépressive et sa famille toujours brisée. En offrant cette fin assez pessimiste, le réalisateur choisit de présenter une réalité de la dépression différente des fins habituelles où tout finit toujours par s’arranger. La dépression est en effet une maladie qui ne disparaît pas en un claquement de doigts, et les familles qu’elle touche ne s’en remettent pas toujours. Le souhait de Mike Leigh de montrer une réalité dure, mais bien réelle, est très important, en particulier au sein de la société actuelle, où les problèmes de santé mentale sont de moins en moins tabous, bien que le sujet ne soit pas encore pleinement décomplexé.
Le goût de Mike Leigh pour l’improvisation
Pour créer son 23e long métrage, le scénariste et réalisateur britannique Mike Leigh, qui a remporté de nombreuses récompenses parmi lesquelles la Palme d’or du Festival de Cannes en 1996 pour Secrets et mensonges, a, comme à son habitude, eu recours à une technique très personnelle. Pendant des mois, le cinéaste a travaillé individuellement avec les acteur·rice·s afin de développer leurs personnages et leurs histoires par l’entremise de l’improvisation, pour ensuite écrire son scénario.