Culture

La cheffe cuisinière du Chaînon, Sophie Sénécal (à droite), et l’assistante du programme Les Marmitonnes, Nicole Montgrain (à gauche), accueillent les participantes au programme tous les jeudis, dans la cuisine de l’organisme. Photo : Courtoisie Le Chaînon

Raconter l’histoire du Chaînon, une bouchée à la fois

En octobre dernier, les éditions Québec Amérique ont fait paraître À table pour elles! Histoires réconfortantes des femmes du Chaînon, un livre de recettes qui témoigne de plus de neuf décennies d’histoire de l’organisme. Quartier Libre a rencontré les femmes qui l’ont coécrit.

Dans ce livre, trois femmes ont souhaité raconter l’histoire du Chaînon, un organisme qui vient en aide aux femmes vulnérables à Montréal depuis près d’un siècle : l’auteure, éditrice, réalisatrice et scénariste Isabelle Hébert, l’auteure et historienne Annick Desmarais et la cheffe cuisinière de l’organisme, Sophie Sénécal. Pour ce faire, elles ont choisi l’angle de la cuisine.


« La nourriture, c’est universel », explique Mme Desmarais pour clarifier les raisons qui ont poussé les trois auteures à raconter l’histoire du Chaînon à travers la nourriture.


L’ouvrage s’articule autour de 48 recettes classées en 9 catégories, allant des potages aux desserts, en passant par les sauces et la nourriture végane. Un chapitre qui résume une décennie d’histoire culinaire au Québec précède chaque type de recettes, de l’époque de la création du Chaînon, dans les années 1930, à aujourd’hui. Chacun d’eux comprend également un encadré consacré à un aliment ou à un plat phare de l’époque abordée.


Par exemple, juste avant les recettes de sauces, le chapitre « Les années 1980, le secret est dans la sauce » révèle qu’« une renaissance culinaire dans laquelle s’imbriquent le mouvement français de la Nouvelle Cuisine et la montée du nationalisme québécois » a marqué cette décennie.

Assurer la sécurité alimentaire

Le livre s’ouvre sur quelques pages consacrées aux Marmitonnes, un projet créé en 2021. Le rapport d’activité du Chaînon dévoile que cette année-là, les résidentes de la Maison Sainte-Marie [l’un des lieux d’hébergement du Chaînon] avaient faim. En raison de la pandémie, la majorité des ressources alimentaires de la métropole avaient restreint leurs services. «À l’aide des surplus de dons alimentaires qu’on recevait au Chaînon, on a eu l’idée de faire des boîtes-repas accompagnées de fiches recettes faciles, un peu comme Goodfood, révèle Mme Sénécal. Ensuite, nous sommes allés [les] porter aux femmes de la Maison Ste-Marie pour qu’elles cuisinent leurs repas elles-mêmes.»

La coordonnatrice des services alimentaires du Chaînon, Odette Montigny, la cheffe cuisinière Sophie Sénécal et l’assistante du programme Les Marmitonnes, Nicole Montgrain ont mis en place le programme Les Marmitonnes en 2021. Celui-ci compte entre 25 et 30 participantes, d’après Mme Sénécal. Photo : Courtoisie Le Chaînon

La cheffe cuisinière se souvient que, grâce à cette initiative, les femmes qui ne sortaient pas de leurs chambres sont alors descendues dans la salle commune pour socialiser. «Au-delà de la sécurité alimentaire que cela a amené, ça a créé un sentiment d’appartenance à un groupe», se réjouit-elle.

Ce projet s’inscrit d’ailleurs dans la tradition d’accueil du Chaînon. En 1932, la fondatrice de l’organisme, Yvonne Maisonneuve, a découvert sa vocation lorsqu’elle a pris en charge un foyer pour accueillir des femmes sans logement, au cœur d’une crise économique majeure. «Chaque jour, elle se rend à divers commerces et au Marché Bonsecours pour ramasser quelques légumes et convaincre bouchers, boulangers et épiciers de lui donner du pain, des bouts de saucisses ou une pièce de viande», racontent les auteures dans le chapitre «Les années 1930, la soupe populaire».


«En lisant des archives datant de 1932, j’ai constaté que dès qu’une femme arrivait au foyer, peu importe l’heure [du] jour ou [de] la nuit, la première étape était de lui donner à manger», se souvient Mme Desmarais.

Un ouvrage à six mains


À table pour elles ! Histoires réconfortantes des femmes du Chaînon est le troisième mandat qu’Annick Desmarais accomplit pour l’organisme : elle a déjà écrit neuf articles sur le sujet pour l’encyclopédie en ligne Mémoires des Montréalais et a également rédigé les textes de l’exposition Célébrer Le Chaînon. 90 ans de dévouement pour les femmes, présentée au Centre des mémoires montréalaises (MEM) en 2023.

L’auteure, qui s’intéresse à l’histoire sociale et culturelle ainsi qu’à celle des femmes, a donc dépouillé des dizaines d’années d’archives sur le Chaînon.

«J’ai travaillé une semaine sur chacune des décennies, j’avais l’impression de voir les valeurs liées à l’accueil qui perdurent [grâce] à ce qui se faisait avec les Marmitonnes », ajoute-t-elle.

Pour rédiger l’ouvrage, les auteures ont dépouillé des dizaines d’années d’archives sur le Chaînon. Photo : Courtoisie Le Chaînon


Si les trois femmes ont décidé de diviser le livre en décennies, c’est notamment pour mettre en contexte l’évolution du Chaînon dans le temps. «On voulait parler de ce qui se passait socialement à cette époque, notamment pour les femmes, et [on souhaitait parler] de ce que les gens mangeaient durant ces années-là », précise Mme Hébert.


Cette dernière avait d’ailleurs scénarisé et réalisé en 2023 le documentaire Femmes courage pour les 90 ans du Chaînon.

En plus d’être la rédactrice en cheffe d’À table pour elles, Mme Hébert a rédigé une série de portraits de «Marmitonnes». Pendant plusieurs jeudis, jour où les femmes viennent chercher leur boîte dans la cuisine de l’organisme, elle a accompagné Mme Sénécal et l’assistante du programme Les Marmitonnes, Nicole Montgrain. « Je m’installais avec ces femmes, j’avais mon parloir, on apprenait à se connaître, puis elles me racontaient leur vie », détaille Mme Hébert. Elle confie toutefois n’avoir pu retranscrire que «le quart de ce qu’elles racontaient », car certains récits étaient difficiles.


«J’ai vu l’impact de cette initiative-là sur les femmes, cela faisait une grosse différence dans leur vie, souligne-t-elle. Les portraits permettent de mettre des visages sur ces personnes et de rendre cette initiative plus concrète.»

Prendre ou reprendre le goût de cuisiner


Irène bénéficie du programme des Marmitonnes et a accepté de partager son histoire avec Mme Hébert. À l’âge de 18 ans, elle a quitté son village natal du Portugal alors qu’elle était enceinte pour venir vivre à Montréal. Quelques années plus tard, tandis qu’elle traversait une période difficile, elle s’est rendue au Chaînon, où elle est restée pendant plus d’un an avant de bénéficier du programme Un toit pour elles¹. «Depuis, elle a fait la paix avec elle-même, grâce, entre autres, à la découverte d’une nouvelle passion, le tissage, et à sa participation aux Marmitonnes, qui lui a redonné le goût de cuisiner», explique Mme Hébert dans l’ouvrage culinaire.

Pendant l’écriture du livre, tout en travaillant sur l’aspect historique et sur les portraits avec Mme Desmarais, Mme Sénécal a peaufiné les recettes qui en feraient partie.


La cheffe cuisinière rappelle que le Chaînon nourrit ses résidentes grâce à des dons alimentaires. « Le défi, c’est de cuisiner avec ce que l’on a sur place, confie-t-elle. Par exemple, une semaine, on a du poulet à n’en plus finir, alors on se demande comment on va faire plusieurs recettes différentes pour
que ce soit original. On doit tout le temps se réinventer.» Elle a donc décidé de proposer au lectorat des recettes peu coûteuses et faciles à réaliser, à l’image des plats qu’elle sert au Chaînon et qu’elle apprend à cuisiner aux résidentes, comme les «pâtes style one pot», les «poivrons farcis style mexicain» ou encore le «pouding au pain choco-abricot».


« La nourriture, c’est vital, mais quand quelqu’un ne va pas bien, cela permet aussi de trouver du réconfort, affirme la cheffe cuisinière. Ce n’est pas juste l’action de manger : préparer, cuisiner avec du monde au comptoir, c’est très important.»

1.Le programme Un toit pour elles vise à offrir aux résidentes qui terminent leur séjour au Chaînon un soutien et un accompagnement dans la communauté selon les besoins qu’elles expriment (recherche de logement, installation dans le nouveau milieu de vie, retour aux études, référencement, développement des habiletés, etc.). Le but premier du programme est de briser le cycle de l’itinérance et de permettre aux femmes de retrouver leur dignité, une vie qui leur correspond et la quiétude, de briser l’isolement et de retrouver le plein pouvoir sur leur vie. Source : lechainon.org.

Sous la direction de Véronique Alarie et Sylvie Bourbonnière, coécrit par Isabelle Hébert, Annick Desmarais et Sophie Sénécal

À table pour elles! Histoires et recettes réconfortantes des femmes du Chaînon

Montréal, Éditions Québec Amérique, 2024, 39,95 $ (format papier)
25,99 $ (format numérique), 208 p.

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