Autriche, novembre 2010: le réfugié tchétchène Umar Israilov, dissident au régime du président Kadyrov, est assassiné dans les rues de Vienne. Cet homicide démontre que les tensions sont encore vives en Tchétchénie.
«La Tchétchénie est encore un point sensible en Russie. Il est important de s’y rendre souvent pour comprendre comment le pouvoir russe gère ses affaires internes », dit Frédérick Lavoie, journaliste québécois basé à Moscou. Son dernier séjour en Tchétchénie remonte au mois d’août 2010. Premier constat ? La reconstruction du pays n’est qu’une façade et les séquelles sont profondes. «La plupart de mes interlocuteurs ont soit fui la guerre, soit perdu un membre de leur famille, dit-il. Perdre un enfant, toute mère vous dira que ça ne s’oublie pas.»
La Tchétchénie a été marquée par des années de guerre entre rebelles revendiquant l’indépendance et forces russes. Depuis 2009, la république est officiellement démilitarisée. Aujourd’hui, les mots d’ordre du régime de Kadyrov sont reconstruction et stabilité. Selon Aude Merlin, spécialiste de la Russie et du Caucase à l’Université Libre de Bruxelles, la reconstruction est bien réelle, mais les tensions demeurent. «L’ordre “kadyrovien”, qui repose sur la terreur et en partie sur la reconstruction, n’équivaut pas, selon moi, à une fin de guerre .» L’ex-ambassadeur français et chargé de cours sur le Caucase, Bernard Dorin, parle, lui, de «normalisation en trompe-l’oeil ». Il cite Galgacus (chef des Calédoniens qui a mené une révolte contre les Romains) : «Où ils font un désert, ils disent qu’ils ont donné la paix. » « Apparemment la rébellion a été écrasée : même si il y a encore des maquis actifs, la quasi-totalité a été pacifiée par des moyens atroces.»
Une société traditionaliste
Dans ce pays où les arrestations et meurtres d’opposants au régime sont légion, il existe peu de place pour la liberté d’expression. Cependant, ce n’est pas tant le régime de Kadyrov que le poids de la tradition qui est à l’origine de cet étau sur le peuple tchétchène. Frédérick Lavoie parle ainsi d’une société traditionnelle, voire traditionaliste: «Un gars que j’ai rencontré, Ayoub, a vécu en France, mais il est rentré en Tchétchénie et il s’est adapté. Par exemple, il ne fume pas dans sa ville natale alors qu’il fume à Grozny [la capitale de la Tchétchénie] par respect pour les aînés. C’est difficile à comprendre. Il a vécu à Paris, il a vu d’autres choses, mais il se plie quand même aux règles sociales.»
Ainsi, comme le raconte le journaliste, il y a peu de vols en Tchétchénie. Si un individu commet un vol, il pourrait être répudié et la honte retomberait sur la famille. « Se retrouver seul, alors que l’on a grandi dans une société où l’individualité est exclue, c’est déstabilisant », dit Frédérick Lavoie. Audelà de cette coutume se sont greffées d’autres traditions, importées des pays arabes. Comme dans de nombreuses républiques du sud de la Russie, l’Islam est très présent, mais il ne se vit pas de la même manière dans toutes les républiques. « Au Kirghizstan, en Ouzbéki s tan ou encor e au Turkménistan, les gens boivent de l’alcool et vont porter un toast avec de la vodka au nom d’Allah, r a c o n t e l e j o u r n a l i s t e . E n Tchétchénie, c’est vraiment islamisé. » Cette islamisation engendre un schisme encore plus grand avec la population russe orthodoxe.
Un avenir incertain
Si la Tchétchénie semble être tenue par une main de fer, l’équilibre ne tient en fait qu’à un fil, selon Frédérick Lavoie. « Le problème, c’est que le Kremlin peut très bien décider de se débarrasser de Kadyrov. Mais pour le remplacer par qui ? Il a tué tous les opposants au régime. Moscou ne semble pas être préparé à l’après- Kadyrov. » En effet, selon Aude Merlin, la stabilité que la dictature de Kadyrov a instaurée est un leurre : «L’impunité colossale qui continue de persister derrière ce semblant de réparation ne fait que nourrir les tensions.»
Une population tchétchène étouffant sous le poids des traditions et de la dictature, une république encore agitée par des meurtres non justifiés, et des intimidations d’opposants. La Tchétchénie semble être dans une impasse. Selon l’ex-ambassadeur Bernard Dorin, l’avenir reste gris. «Il n’y a pas de solution diplomatique. Cela reste une affaire interne d’après l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. Certes, il y a bien la théorie de Kouchner du droit d’ingérence, mais elle n’est pas applicable dans ce contexte.» Les tensions se sont d’ailleurs étendues aux régions d’Ingouchie et du Daghestan, comme l’explique Aude Merlin: «Les disparitions sont légion, la “guerre des rues” fait rage en Ingouchie et au Daghestan, où pas une semaine ne se passe sans que les représentants du pouvoir ou des forces de l’ordre ne soient attaqués, voire tués, et sans que des représailles ne soient exercées.» Tout semble indiquer que le Caucase n’a pas fini de se s’embraser.