Volume 18

Parapluies rouges au poing

Je me traîne les pieds sur la rue Sainte-Catherine, exaspérée le magasinage qu’il me reste à accomplir. C’est le soir du 17 décembre, pourquoi ne m’y suis-je pas prise à l’avance ? J’envisage un instant la simplicité volontaire, mais je laisse tomber aussitôt. Il serait mal vu d’accepter l’iPhone tant espéré si je me prétends une ennemie de la consommation.

Sur les marches de la Place des Arts, plus de 80 personnes sont regroupées. Je m’approche, curieuse. Une voix s’élève : « Toutes les femmes méritent le respect, y compris celles dans l’industrie du sexe ! » Il s’agit d’une manifestation de travailleuses du sexe (ce terme englobe différents aspects du travail du sexe : striptease, pornographie, prostitution, domination, etc.). Je choisis de rester, moitié par intérêt, moitié par procrastination.

Lumière sur un métier de l’ombre

Une jeune femme m’accueille : «Tu veux une bougie ?» J’accepte, puis je lui demande qui organise l’événement. « C’est Stella. » Mon incompréhension révèle mon statut de touriste. «C’est un organisme qui aide les travailleuses du sexe à exercer leur métier en sécurité et avec dignité. » Voyant ma surprise, elle continue. «Moi, je suis escorte indépendante depuis cinq ans. Je vais au local de Stella pour obtenir gratuitement du matériel de protection. Aussi, chaque lundi, il y a une infirmerie où les travailleuses du sexe peuvent se rendre pour un test de dépistage.»

Son amie se joint à la conversation: « Stella aide également dans les cas d’agression. Un jour, un client m’a battue et il a volé mon portefeuille. Une travailleuse de chez Stella m’a accompagnée au poste de police pour que je porte plainte. Il y a aussi chaque mois le Bulletin Stellaire dans lequel on trouve une liste d’agresseurs et de mauvais clients.» Elle ajoute : «Stella organise aussi des activités pour les travailleuses du sexe, comme des pique-niques, des massages gratuits, des soirées d’échange et de soutien. Comme notre métier est mal vu socialement, plusieurs travailleuses du sexe se sentent exclues et marginalisées. Ça fait donc du bien de se regrouper.»

Notre conversation est couverte par les revendications d’un militant : «Les lois actuelles criminalisent la prostitution. En résultent de nombreux cas de violence et d’agression, sans compter le manque de protection sociale.» Il crie, passionné: «Le travail du sexe doit être décriminalisé! Finie l’hypocrisie, finie la violence !» Je me surprends à applaudir avec la foule.

Boucliers antimissiles

Une fille à mes côtés se présente : «Stéphanie, je travaille dans un donjon comme dominatrice professionnelle. » Gênée, j’avoue être une intruse. Elle me rassure : «Tant mieux ! C’est bien que des personnes hors de l’industrie du sexe s’intéressent à la question. Après tout, c’est une cause sociale.» Elle m’offre en souriant un parapluie rouge. « Tiens, c’est pour t’accueillir parmi nous !» J’en profite pour poser la question qui me brûle les lèvres : «Qu’est-ce que le parapluie rouge signifie ?» «C’est à la fois un symbole de beauté et de résistance. Ça veut dire qu’on lutte contre la discrimination et qu’on se protège contre les injustices, tant du ciel, de la vie que des gens, m’explique Stéphanie. Des travailleuses du sexe italiennes ont utilisé pour la première fois le parapluie rouge en 2002 durant la Biennale de Venise. Et depuis, c’est resté.» Je me risque : «C’était un 17 décembre aussi ?» Elle s’exclame : «Oui, c’est pourquoi on se gèle les orteils chaque année à ce moment-là ! » Quelques minutes plus tard, Émilie Laliberté, la directrice générale de Stella, invite la foule à marcher jusqu’au Café Cléopâtre. Je passe devant le Complexe Desjardins sans m’y arrêter.

De retour sur la rue Sainte- Catherine, encore plus achalandée qu’hier. Ma haine du magasinage est décuplée. Soudain apparaît devant moi un regroupement. Certaines personnes portent des pancartes, d’autres jouent du tambour. Une énième manifestation contre la hausse des droits de scolarité? Une action propalestinienne ? Je m’approche, curieuse.

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