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L’école d’optométrie de l’UdeM est l’une des deux seules au Canada avec celle de l’Université de Waterloo. Photo

La communauté haïtienne de l’UdeM alarmée

« C’est la première fois que je vois mon pays dans une telle situation, dans une telle impasse », confie l’étudiant à la maîtrise en psychologie option recherche Peter-Gens Desameau. Natif d’Haïti, il habite à Montréal depuis décembre 2022 et suit régulièrement ce qu’il se passe dans son pays natal.

Une grande partie de sa famille habite en Haïti, dont certain·e·s membres à Port-au-Prince. Il est régulièrement en contact avec eux. En deux ans, ses proches ont été obligé·e·s de se déplacer à trois reprises dans d’autres régions pour éviter à tout prix les violences perpétrées par les gangs armés. Il leur envoie en outre de l’argent pour les aider à payer leurs besoins primaires.

Peter-Gens est responsable des affaires étudiantes et des affaires externes au sein de l’Association des étudiants haïtiens de l’Université de Montréal (AÉHUM). Il vit actuellement des moments difficiles: insomnie, nervosité, manque d’appétit ou encore manque de concentration. « Lors de certaines journées, je peux passer six ou sept heures devant mon ordinateur et je n’arrive pas à écrire une seule page [pour mon mémoire de maîtrise] », avoue l’Haïtien, âgé de 33 ans.

Le représentant de l’AÉHUM ajoute que quatre des six membres du comité exécutif de l’association sont né·e·s en Haïti et ont encore de la famille là-bas. « Puisque chaque membre de l’association est obligé de travailler pour soutenir financièrement des membres de sa famille qui se trouvent en Haïti, on a du mal à planifier un moment commun pour se voir », poursuit-il.

L’AÉHUM ne dispose que d’un budget d’environ 400 dollars pour faire des activités comme des soirées lakay* ou pour organiser des conférences sur des thématiques haïtiennes. « Les étudiants haïtiens de l’UdeM sont dispersés un peu partout sur le campus, mentionne Peter-Gens. C’est difficile de tous les réunir, mais on fait de notre mieux. »

Il trouve un peu de réconfort auprès de sa femme, qui l’a rejoint à Montréal en septembre dernier. Cette dernière souffre autant que lui, mais ensemble, ils arrivent à se soutenir dans leur peine. « Je n’arrive pas à mettre la priorité sur moi-même, je la mets désormais sur ma famille », précise Peter-Gens.

L’étudiant au certificat en journalisme multiplateforme Jules Régis n’est pas surpris que la situation se soit autant dégradée en Haïti. Né au Canada, il a passé une bonne partie de sa vie dans le pays caraïbéen et habite à Montréal depuis 2010.

Plusieurs membres de sa famille résident, comme celle de Peter-Gens, à Port-au-Prince, plus précisément dans le quartier Turgeau, situé au sud de la capitale. Mais contrairement à son camarade, Jules ne se préoccupe pas autant des événements qui s’y déroulent.

« Ça peut paraître bizarre, mais j’ai comme l’impression que l’endroit où mes proches se trouvent n’est pas trop touché [par les gangs], explique-t-il. Je n’ai pas tendance à m’inquiéter par rapport à une situation que je ne peux pas changer ou contrôler. »

Coincé·e·s en Haïti

À Port-au-Prince, les étudiant·e·s haïtien·ne·s Jonathan Simon et Anne-Christy Orcel, finissant·e·s à l’école d’optométrie de l’Université d’État d’Haïti (UEH), attendent que l’aéroport de la capitale soit à nouveau sécuritaire pour s’envoler vers Montréal. Tous deux doivent effectuer un stage formatif à l’école d’optométrie de l’Université de Montréal pendant quatre mois.

Jonathan Simon et Anne-Christy Orcel restent optimistes quant au fait de pouvoir bientôt venir à Montréal. Photo | Courtoisie | Jonathan Simon

Au moment de leur départ, prévu le 13 mars dernier, le duo avait en main leurs permis d’études et deux logements leur étaient réservés dans les résidences du campus de l’UdeM. Toutefois, le conseiller à l’international en santé oculaire à l’école d’optométrie de l’UdeM, le docteur Luigi Bilotto, explique que leurs plans ont été chamboulés. Quatre jours avant le jour J, l’aéroport de Port-au-Prince a en effet été pris d’assaut par les gangs armés et a dû stopper ses activités.

« Il n’y a pas vraiment d’alternative pour le moment, regrette le docteur Bilotto. On a cherché pour voir s’ils peuvent partir par [l’aéroport de] Cap-Haïtien, puisqu’il y a encore des vols qui y décollent, mais ils ne peuvent y aller qu’en voiture. La route est longue et dangereuse pour s’y rendre. »

Jonathan et Anne-Christy vivent à Port-au-Prince et poursuivent leur formation dans des cliniques de la capitale haïtienne. La situation dans les rues de la ville est très stressante par moments, selon Jonathan, mais il reste optimiste pour le futur.

Les deux Haïtien·ne·s, tout comme le docteur Bilotto, ne cachent pas leur déception de devoir encore attendre avant de venir au Canada. « Au départ, on voulait les avoir début janvier, mais ils n’ont obtenu leur visa que mi-février, poursuit l’optométriste. Nous avons dû également laisser aller les appartements loués dans les résidences, puisqu’on ignore quand ils arriveront. »

Garder espoir

Anne-Christy espère de tout cœur pouvoir contribuer à améliorer la situation en Haïti à son échelle une fois sa formation à l’UdeM terminée. « C’est une situation qui impacte tous les aspects de la vie en Haïti, souligne-t-elle. La qualité de l’éducation se dégrade. Il y a également une fuite massive des cerveaux, donc il faut des remplaçants, puisque tout le monde ne pourra pas quitter le pays. »

De son côté, Peter-Gens ne voit pas d’issue à court terme à la situation actuelle de son pays natal. « Les événements [perpétrés par les gangs] qui arrivent chaque jour nous font perdre espoir, déplore-t-il. Peut-être que la situation s’améliorera dans sept ou huit mois, mais actuellement, les choses risquent de s’aggraver à plusieurs niveaux. »

Jonathan, lui, remarque que les habitant·e·s de son quartier de Port-au-Prince recommencent à vaquer à leurs occupations. « Il y a de l’espoir, puisque dans le quartier où je vis, on commence à débloquer les rues, par exemple, constate-t-il. On garde espoir, mais c’est extrêmement difficile, car il y a encore des affrontements entre des gangs. »

Jules pense que la population haïtienne fait face à un dilemme compliqué: faut-il régler la problématique de la sécurité avant de tenir les prochaines élections ou bien tenir des élections et ensuite régler la question de la sécurité ? « Il est très difficile de voir laquelle des deux est la meilleure option, selon moi », avoue-t-il.

La crise en Haïti

Depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021, le premier ministre, Ariel Henry, a de facto pris le pouvoir et promis de nouvelles élections en février 2023. Celles-ci ont cependant été repoussées à de nombreuses reprises. Les gangs criminels contrôlent quant à eux une superficie grandissante de Port-au-Prince.

Pendant que le premier ministre était au Kenya, début mars 2024, afin de conclure un accord pour l’envoi d’un millier de policiers kényans en Haïti, les gangs ont pris d’assaut des sites stratégiques de la ville tels que l’aéroport, le palais présidentiel, des commissariats et des prisons.

Réfugié à Porto Rico, Ariel Henry a fini par démissionner le 11 mars dernier après l’escalade de la violence et en raison de la pression grandissante, notamment celle du chef de la plus grande alliance de gangs armés d’Haïti, Jimmy « Barbecue » Chérizier.

*Lakay est un mot en créole haïtien qui signifie « maison/à la maison ».

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