À l’aube des années 1970, la professeure de sociologie à l’UQAM Francine Descarries entreprend ses études collégiales et développe rapidement une fascination pour la condition féminine. Elle y consacrera bon nombre de ses travaux sur les bancs d’école. «Au moment où je suis arrivée [aux études], penser les rapports entre les hommes et les femmes comme des rapports en tension, comme des rapports de pouvoir, c’était un acte militant extrême», évoque-t-elle.
Bien que ces rapports de pouvoir aient indéniablement évolué depuis la fin de son parcours universitaire, Mme Descarries considère toujours que faire des études féministes «amène nécessairement à être militante si tu ne l’es pas déjà». Celle que le Québec considère comme une figure de proue des études féministes et qui se définit comme féministe radicale1 place ainsi une cause qui l’habite depuis maintenant plusieurs décennies au cœur de sa recherche et de son enseignement. «Je n’ai pas besoin d’être toujours dans la rue pour faire ma militance, déclare-t-elle. Améliorer notre compréhension [par la recherche] des facteurs qui construisent ces rapports inégaux, c’est faire ma militance.»
Mme Descarries est loin d’être la seule professeure à faire cette jonction entre militantisme et activité universitaire. Ce serait, au contraire, un phénomène de plus en plus courant, selon le chargé de cours en droit à l’UdeM Frédéric Bérard, qui admet lui-même «ne pas avoir sa langue dans sa poche.» En plus de porter le chapeau de professeur, il est membre de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) et chroniqueur pour des médias tels que TVA et Radio-Canada. L’avocat de formation a également contesté la constitutionnalité des dispositions de la Loi sur la laïcité de l’État (Loi 21) en Cour d’appel en novembre dernier2.
«Je ne pense pas que ce soit très sain comme universitaire d’être neutre», explique-t-il. Il estime au contraire que d’être, d’une part, interpellé·e par une cause plus qu’une autre et, d’autre part, de prendre position sur les sujets enseignés, est tout à fait normal.
Amis ou ennemis?
La recherche peut-elle être militante? Cette question a suscité de nombreux débats et réflexions par le passé, notamment dans le cadre des 81e et 82e éditions du Congrès de l’Acfas. Elle resurgit au printemps 2021, lorsque les Fonds de recherche du Québec (FRQ) ajoutent trois critères d’évaluation sous la nouvelle rubrique «mobilisation sociale» des programmes de bourses à la maîtrise et au doctorat: «les aptitudes de la personne candidate à faire dialoguer la science et la société, sa capacité d’engagement ainsi que sa prise en considération des objectifs de développement durable des Nations Unies, dont l’équité, la diversité et l’inclusion».
Ce changement a suscité de vives réactions chez le professeur en littérature au Collège Ahuntsic Patrick Moreau. Il s’y oppose ouvertement par crainte que les FRQ «ne confondent recherche scientifique et militantisme», dans un texte d’opinion publié dans Le Devoir le 23 novembre 20223. «Les FRQ ne devraient avoir à juger que des projets de recherche qui leur sont soumis, et en aucun cas de l’“engagement” des personnes qui les soumettent. Leur fonction est de sélectionner de futurs chercheurs et non des citoyens modèles», s’est-il indigné.
M. Moreau n’est pas le seul à s’opposer à la recherche engagée. La sociologue française Nathalie Heinich déclare dans son essai Ce que le militantisme fait à la recherche4 qu’«à cumuler la posture du chercheur qui étudie les phénomènes avec celle de l’acteur qui tente d’agir sur eux, on ne fait que de la recherche au rabais et de la politique de campus».
Mme Descarries reconnaît que «[les liens entre] le militantisme et la scientificité ont toujours été contestés», mais pense qu’ils ne sont pas incompatibles dans la mesure où un protocole méthodologique irréprochable s’applique. Bien que les causes qui lui tiennent à cœur lui aient procuré ses sujets de recherche, la professeure mentionne quand même aborder ses hypothèses de recherche de manière scientifique. Cependant, la neutralité scientifique n’existe pas, selon elle. «S’il y avait de l’objectivité en science, comment expliquer que pendant un siècle entier, on ait énormément travaillé sur les maladies cardiaques qui tuent les hommes, mais qu’on n’ait pas travaillé sur le cancer du sein qui tue les femmes?» demande-t-elle.
Reflet du monde
«L’engagement social et politique fait défaut chez beaucoup trop de professeurs universitaires», souligne M. Bérard. Il se considère comme un citoyen dont la responsabilité sociale est de combattre des injustices par l’entremise de ses rôles d’enseignant, d’avocat, de chroniqueur ou encore de conférencier.
Pour le professeur et doyen au Décanat de la formation continue, des partenariats et de l’internationalisation à l’Université du Québec en Outaouais (UQO), Dave Blackburn, c’est la santé mentale des militaires qui a motivé son passage en politique en tant que candidat pour le Parti conservateur du Canada en septembre 2018. Ayant lui-même porté l’uniforme à titre d’officier des Forces armées canadiennes, il désirait, en se portant candidat en 2018, être un acteur de changement pour les militaires, les vétérans et leurs familles. «Je ne voulais pas faire ça pour avoir mon visage sur un poteau, je l’ai fait parce que j’avais un véritable désir de changer les choses», précise-t-il. Il était toutefois important pour lui de dissocier son enseignement et sa recherche de sa carrière politique. Il a donc pris un congé sans solde pendant sa campagne électorale, qui se serait poursuivi s’il avait remporté les élections. M.Blackburn a par la suite continué à contribuer à la cause par l’entremise de la rédaction d’articles scientifiques et de textes d’opinion.
Au cœur de la société
La portée des textes rédigés par les professeur·e·s est un enjeu crucial pour M. Bérard. «C’est souvent le problème des universitaires de manière générale: demeurer cloîtré à écrire un petit texte scientifique par année, quand ces textes-là ne sont lus par personne», développe-t-il. Particulièrement inquiet de la montée du populisme, il pense que tisser des liens avec le reste de la société en partageant ses idées, ses conclusions et son propos dans la sphère publique est crucial. «Le populisme, c’est mettre de côté la science, poursuit-il. Or, si la science ne s’invite plus dans le débat public, parce que les profs considèrent que c’est trop de trouble d’aller débattre dans les médias et sur les médias sociaux, on est foutu. L’université doit vivre au cœur de la société; elle ne peut pas être en retrait de la société.»