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Pierre-Alexandre Fradet a concocté un portrait de cinq philosophes québécois pour les lecteur·rice·s de Quartier Libre.

Décomplexer la philosophie d’ici

Quartier Libre (Q. L.) : Qu’est-ce qui vous a mené vers la philosophie et la philosophie québécoise en particulier?? 

Pierre-Alexandre Fradet (P.-A. F.) : D’aussi loin que je me souvienne, mon coup de foudre pour la philosophie remonte à la sixième année du primaire! Mon grand-père lisait un livre sur son fauteuil berçant, et la conversation que nous avions eue avait piqué ma curiosité. J’avais découvert alors un domaine assez pauvre en certitudes, mais riche en questions et en hypothèses stimulantes autour de sujets fondamentaux, comme le sens de la vie et l’origine du monde.

En ce qui concerne la philosophie québécoise, j’ai découvert son existence lorsqu’un de mes enseignants au cégep, Dominic Fontaine-Lasnier, nous avait parlé de L’inquiétude humaine de Jacques Lavigne (NDLR : Éditions Montaigne, 1953). C’est à ce moment-là que j’ai commencé à rêver d’écrire un livre sur le sujet. Loin de m’avoir quitté au cours de mes études universitaires, ce rêve naïf d’adolescent s’est consolidé : plus j’étudiais la philosophie américano-européenne, plus j’avais soif d’approfondir une pensée qui dialogue avec celle-ci, mais sans s’y réduire.

Q.L. : Que tentez-vous d’accomplir avec votre ouvrage Le désir du réel dans la philosophie québécoise?? Et à qui le livre s’adresse-t-il??

 P.-A. F. : L’objectif est de faire connaître certains auteurs d’ici à tout lecteur intéressé par la philosophie : je me concentre plus sur leurs thèses que sur leur vie. J’espère en même temps dissiper certains préjugés, voire certains «complexes», qu’on peut avoir à l’égard de la philosophie au Québec. Mais je sais bien, par ailleurs, qu’un petit complexe d’infériorité peut parfois être une bonne chose, puisqu’il peut être utilisé comme une source de motivation dans la quête de savoir.

Q.L. : Quel est le «désir du réel» auquel le titre du livre fait référence??

 P.-A. F. : Bon nombre d’auteurs au 20e siècle ont suggéré que la réalité était une pure construction (sociale, langagière, mentale). Sans nier le fait qu’elle peut être construite et même déformée par nos préjugés, j’essaie de montrer, à l’encontre de ce constructivisme intégral, que le réel demeure invariablement une cible pour l’être humain. Même les constructivistes, d’ailleurs, ne peuvent pas s’empêcher de parler du réel : ils disent qu’il est construit.

En commentant les œuvres de philosophes québécois, je cherche donc à mettre en lumière une fin incontournable chez l’être humain, celle de connaître le réel. L’attention que je porte à ce désir du réel m’amène à poursuivre deux autres buts : d’une part, montrer que la philosophie québécoise en devance d’autres, notamment certaines thèses du réalisme spéculatif, mouvance née au 21e siècle; d’autre part, souligner qu’il convient toujours de rester prudent lorsqu’on prétend parler du réel lui-même, l’humilité étant en fait l’un des airs de famille de la pensée québécoise.

Q.L. : Y a-t-il une citation de philosophe qui vous inspire?? 

 P.-A. F. : «[C]onsentir au réel, ce n’est pas s’arrêter comme lorsqu’on va au spectacle. Ce n’est pas cesser d’imaginer et de construire, mais reprendre ces opérations sur les choses.» (Jacques Lavigne, L’inquiétude humaine)

 

M. Fradet dresse ici, à titre de culture générale, le portrait de Charles De Koninck, Thomas De Koninck, Jacques Lavigne, Charles Taylor et Jean Grondin, les cinq philosophes sur lesquels porte son livre.

Charles De Koninck (1906-1965)

Qui est-il? Originaire de Belgique, il a élu domicile à Québec dans les années 1930. Il figure parmi les rares penseurs québécois qui sont commentés à l’extérieur de la belle Province, notamment aux États-Unis. L’Université Laval a nommé l’un de ses pavillons en son honneur.

Branches de la philosophie : La philosophie des sciences, l’éthique et le thomisme (courant axé sur les textes de Thomas d’Aquin).

Thèse : Il défend notamment l’idée que la nature poursuit certaines fins et que la réalité ne se limite en rien au langage mathématique par lequel l’être humain tente de l’exprimer.

Œuvres suggérées : L’Univers creux (1960), Le Cosmos (1936) et La primauté du bien commun (1943). Tous ces textes ont été publiés en 2022 aux Presses de l’Université Laval dans la réédition des Œuvres de Charles de Koninck. 

 

Jacques Lavigne (1919-1999) 

 Qui est-il? En publiant à Paris L’inquiétude humaine aux éditions Aubier-Montaigne, en 1953, il ne fonde aucune école de pensée, mais s’efforce de réfléchir par lui-même et de décomplexer le Québec sur le plan intellectuel. Après avoir brillé grâce à ce livre, il aura des différends avec l’Université de Montréal et le Collège Brébeuf, puis se retrouvera au chômage.

Branches de la philosophie : La métaphysique et la psychanalyse (Freud).

Thèse : À travers chacune de ses activités, l’être humain carbure à une soif d’altérité et d’absolu.

Œuvres suggérées : L’inquiétude humaine (1953, Éditions Aubier Montaigne), et L’objectivité, ses conditions instinctuelles et affectives (1971, Léméac).

 

Charles Taylor (1931- ) 

Qui est-il? Il est l’auteur d’une œuvre colossale couronnée de nombreux prix, dont ceux de Kyoto, Kluge et Berggruen (parfois décrit comme le «Nobel de philosophie»). Le grand public québécois le connaît surtout comme l’un des coprésidents de la Commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables reliés à la diversité culturelle au Québec.

Branches de la philosophie : La philosophie politique, la philosophie de la religion et l’histoire.

Thèse : Il examine la façon dont l’identité humaine se forge : il insiste, en particulier, sur le rôle de la communauté et la fonction capitale du dialogue en société.

Œuvres suggérées : Les sources du moi (2003, Boréal)L’âge séculier (2011, Boréal) et Grandeur et misère de la modernité (1992, Bellarmin).

 

Thomas De Koninck (1934- ) 

Qui est-il? Puisque Saint-Exupéry a visité sa famille, à Québec, alors que De Koninck était enfant, une rumeur suggère qu’il serait l’une des sources d’inspiration du fameux personnage du Petit Prince. Il a reçu plusieurs distinctions, dont un prix de l’Académie française.

Branches de la philosophie : La métaphysique, l’éthique, la philosophie de l’éducation et la philosophie ancienne.

Thèse : Ses recherches récentes culminent dans un manifeste, Beauté oblige : elles marient le concept de dignité humaine et la prise en compte de l’environnement.

Œuvres suggérées : Questions ultimes (2012, Presses de l’Université d’Ottawa) et La nouvelle ignorance et le problème de la culture (2000, Presses Universitaires de France).

 

Jean Grondin (1955- ) :

Qui est-il? Qui dit Jean Grondin dit clarté. Son œuvre et son enseignement sont en effet caractérisés par une attrayante luminosité. Il est récipiendaire, entre autres, de divers doctorats honorifiques.

Branches de la philosophie : L’herméneutique (l’étude de l’interprétation), la métaphysique (l’examen des principes de la réalité) et la pensée franco-allemande (notamment Gadamer, dont il est le biographe).

Thèse : Il explique que l’existence humaine est animée par une incontournable quête de sens, de sorte qu’il serait absurde de croire que la vie est insensée.

Œuvres suggérées : Du sens de la vie (2003, Bellarmin) et L’universalité de l’herméneutique (1993, Presses Universitaires de France).

 

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