Avant de se lancer dans le cœur du sujet, répondre à une question très simple s’impose : un mème, c’est quoi ? Pour la plupart des personnes, sa définition est semblable à celle que donne l’un des administrateurs de la page Facebook Spotted: UDeM, laquelle sert entre autres de lieu de partage de mèmes par et pour la communauté étudiante.
« C’est avant tout une situation du quotidien qu’on tourne en dérision avec une image drôle tirée d’Internet », explique-t-il sous couvert d’anonymat. L’identité secrète des administrateurs est une tradition dans ce style de page. Elle permet, selon lui, d’éviter d’associer la page à des étudiant·e·s en particulier, ce qui pourrait nuire à son objectif : représenter les humeurs, sentiments et réactions de l’ensemble de la communauté étudiante.
Parmi les mèmes populaires retrouvés sur la page Spotted: UDeM, certains font directement référence à l’Université. L’un d’eux, publié le 11 février dernier, représente une femme et sa fille symbolisant respectivement le campus MIL et le budget de l’UdeM, et en train de rire et de s’amuser dans une piscine. À côté, un enfant semble se débattre dans l’eau et ne reçoit aucune aide. Il représente le pavillon Jean-Brillant. En dessous, se trouve un squelette dans un fond marin : il s’agit des pavillons Roger-Gaudry et Marie-Victorin. La publication a été « aimée » par plus de 2 600 personnes et commentée plus de 800 fois.
D’autres mèmes font référence à la réalité vécue par la communauté étudiante ces derniers mois, avec la crise sanitaire en toile de fond. Le retour en présentiel sur le campus le 31 janvier dernier, par exemple, en a fait l’objet. Dans un mème publié le 27 janvier dernier sur Spotted: UDeM, une femme déguisée en Blanche-Neige, souriante, représente le retour en présentiel.
À côté d’elle, une petite fille en train de manger, avec l’air particulièrement blasé, représente les étudiant·e·s qui ne pourront plus se réveiller cinq minutes avant le début des cours. La publication a recueilli plus de 1 100 « j’aime » et plus de 800 commentaires.
Le professeur de littérature et de sémiologie à l’Université de Hearst, en Ontario, Stéphane Girard, et la doctorante en sémiologie à l’Université du Québec à Montréal et chercheuse spécialisée en études de la culture populaire Megan Bédard, ont coécrit l’ouvrage Pour que tu mèmes encore. Paru en 2021 aux éditions Somme toute, il s’agit d’une « étude mémétique » qui analyse la nature des mèmes et leurs effets. M. Girard explique que le terme « mème » tire son origine d’un concept voulant qu’il soit « l’équivalent culturel des gènes », soit une unité de base qui se transforme par ses reproductions.
Une même photo, comme celle de la piscine publiée sur Spotted: UDeM, peut en effet être réutilisée avec d’autres étiquettes, pour représenter un tout autre sujet.
Le rôle social des mèmes
La fonction première d’un mème est la communication au sens large. Le « chroniqueur mèmes » Mathieu Aubre, connu sous le nom de Mathieu le malin, aborde « l’humour d’Internet » sur les ondes de CISM 89,3 FM dans l’émission On prend toujours un micro pour la vie. Il y voit avant tout un moyen de créer un lien d’unité, de rassemblement d’individus qui se sentent tous membres d’un même groupe grâce aux codes culturels partagés par les autres. « Ils se sentent tous faire partie de la joke, car [ils ont] le même référent », explique-t-il. Il ajoute que de nombreux groupes politiques se servent de mèmes pour garder des liens forts entre leurs membres et communiquer sur divers enjeux.
L’étudiant à la maîtrise en études classiques et créateur de mèmes William Bouchard partage le même avis que Mathieu Aubre. « Je vois les mèmes comme la comédie athénienne de notre temps, une façon de traiter avec humour des sujets sociaux », témoigne-t-il.
Ce rôle de critique humoristique de la société a longtemps été détenu par les médias traditionnels, au travers notamment de caricatures. Mais cette réalité est maintenant en déclin, selon le juriste et professeur en droit spécialisé en droit des médias, de l’information et du cyberespace à l’UdeM Pierre Trudel. « C’est plus risqué qu’avant de se livrer à la critique sous le mode humoristique », souligne-t-il. Des poursuites judiciaires peuvent aujourd’hui être intentées de la part des personnes ou des institutions moquées. Il relève notamment que le New York Times a cessé de publier des caricatures politiques en 2019. « Les médias sentent périodiquement le besoin de s’excuser », précise-t-il.
Ce phénomène proviendrait, selon lui, en partie du « traumatisme » des événements de l’attentat de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. Ces changements seraient aussi dus au climat d’hostilité, beaucoup plus important qu’auparavant, de la population envers les médias traditionnels. Selon M. Trudel, le mème devient dans ce contexte une forme nouvelle de caricature, qui aurait évolué pour mieux s’intégrer dans l’espace actuel.
Des bienfaits pour la santé mentale ?
Pour l’étudiante à la maîtrise en intelligence d’affaires à HEC Montréal Gabriela Ionescu, les mèmes et autres publications humoristiques l’ont aidée à « oublier » ses problèmes. « J’avais [les mèmes de Spotted: UDeM] parmi les posts de TVA Nouvelles, ça au moins, ça me faisait sourire », mentionne-t-elle en parlant de son fil d’actualité Facebook.
M. Girard décrit plusieurs aspects du bien-être mental qui peuvent être améliorés par les mèmes. Il explique que ces derniers peuvent par exemple aider à se familiariser avec une nouvelle réalité, comme celle vécue lors des confinements, et qu’ils donnent un sens à des événements réels plus difficiles à gérer. Il ajoute que les mèmes permettent aussi « d’illustrer ce que les personnes vivent intérieurement, en leur donnant la possibilité de s’exprimer de manière très explicite ».
Pourtant, l’élan de créativité de la communauté étudiante ne semblait pas être à son apogée en plein cœur de la crise sanitaire. L’administrateur de Spotted: UDeM confie avoir reçu des messages de détresse tous les deux jours, durant le premier confinement de 2020. Pendant cette période, il a également remarqué une forte baisse dans la soumission de mèmes par les membres de la page, un constat partagé par le chroniqueur de CISM. Celui-ci a noté, dans les mois qui ont suivi l’annonce du confinement, un ralentissement dans la production de nouveaux mèmes, probablement en raison de la mise à l’arrêt générale, y compris de la culture populaire. Il a également remarqué des messages plus sérieux pour apporter un soutien psychologique sur plusieurs pages.
Des sujets fédérateurs
Depuis, les mèmes fusent à nouveau. Selon un autre administrateur de Spotted: UDeM, la clé du succès de cette page Facebook est de proposer des mèmes qui suivent une ligne directrice. « Les mèmes restent en lien avec l’UdeM, sans non plus viser un programme ou un cours spécifique », explique-t-il. Par exemple, les mèmes sur les examens de mi-session et de fin de session sont des valeurs sûres pour la page. Le fait d’éviter un sujet polémique spécifique vise à rassembler le plus possible, mais aussi à éviter certaines plaintes que les administrateurs de la page ont reçues dans le passé, notamment au sujet de mèmes visant des cours précis.
Certains sujets sont, selon lui, à proscrire, comme les questions qui demandent une prise de position dans un débat, surtout si ladite position est contre l’Université. « Pour notre réputation et pour la valeur de notre diplôme plus tard, on ne peut pas se permettre de poster des choses qui descendent notre Université », explique l’administrateur.
Bien que Gabriela Ionescu et William Bouchard aient espéré voir des mèmes sur des enjeux tels que la subvention des énergies fossiles, tous deux reconnaissent qu’une page de ce style ne peut probablement pas se le permettre. « Je peux comprendre pourquoi c’est une situation délicate, concède William Bouchard. Tant qu’ils [les administrateurs de la page] laissent les étudiants s’exprimer, ils ont la totale liberté de ne pas prendre position. »