Quartier Libre : Comment définiriez-vous le journal intime dans la littérature ?
Manon Auger : C’est avant tout une pratique d’écriture. Le journal intime devient un genre au moment de la publication qui est un contrat symbolique entre l’éditeur et le lecteur : « Vous avez le droit de le lire. » Ce n’est qu’à partir du moment où ce contrat de confiance est passé que le journal devient un genre. C’est également ce qui différencie les vrais journaux des fictions et des journaux fictionnels.
Q.L. : Que nous apprend l’étude des journaux intimes ?
M.A. : C’est assez amusant, car la lecture des journaux intimes est souvent associée à tort au voyeurisme. Si vous voulez en apprendre plus sur quelqu’un, ne lisez pas son journal parce que c’est là où les gens se révèlent le moins. C’est justement l’intérêt de les étudier : observer comment l’autocensure opère jusque dans l’écriture personnelle, voir ce que les gens s’autorisent ou non à écrire.
Lorsque l’on s’attarde sur ces stratégies rhétoriques, cela devient vraiment intéressant, et c’est pourquoi les outils de la littérature permettent de mieux comprendre ces textes-là. L’analyse du discours, la stylistique, la sociologie ou encore l’approche générique permettent de voir des éléments que la simple approche historique ne pourrait faire ressortir. C’est sans doute pour cela qu’ils sont majoritairement lus par des historiens. Le plaisir de la lecture n’est pas toujours là, mais ils regorgent d’éléments à analyser.
Q.L. : Est-ce une pratique exclusivement féminine ?
M.A. : Souvent on a l’image du journal comme étant un objet de petite fille et ce qui est perçu comme majoritairement féminin est vu comme peu ou pas intéressant. Pourtant, si souvent on considère que le journal est une pratique féminine, j’ai majoritairement travaillé sur des textes d’hommes. Mon corpus était composé à 80 % de journaux d’hommes.
La pratique du journal, et ce qui en est montré par la publication, sont ainsi des réalités très différentes. Cependant il est assez rare de rencontrer des personnes qui ont lu des journaux intimes publiés. L’imaginaire qu’on en a est très influencé par la fiction, ce qui en fait une pratique très féminine. **
Q.L. : Pourquoi le journal n’est-il pas mis en avant dans le milieu littéraire ?
M.A. : Sans doute parce que les gens ne publient pas leurs journaux de leur vivant, ce qui limite les chances de recevoir des prix. Les journaux sont aussi rarement pris au sérieux, ils manquent réellement de reconnaissance.
Au Québec, Jean-Pierre Guay a publié son journal et révélé une querelle virulente au sein même du monde littéraire québécois. Il s’agit sans doute de l’évènement le plus marquant du genre littéraire au Québec. L’auteur a par la suite pris ses distances avec le milieu de l’écriture. À l’inverse, André Major tenait des carnets qu’il a fini par publier à la demande de l’Étude française et pour lesquels il a reçu un prix.
Q.L. : Ce genre littéraire constitue-t-il un domaine d’étude ?
M.A. : Les théoriciens dressent du journal un portrait essentiellement négatif. Cependant, certains textes ont réussi à accéder au statut de littérature malgré les préjugés sur leur genre. C’est un peu au cas par cas.
Par exemple, le journal de Henriette Desaulles a intéressé beaucoup de littéraires, ce qui lui a donné un statut d’objet d’étude sérieux. Les journaux d’écrivains, quant à eux, seront considérés comme des brouillons, des pré-textes en deçà de l’œuvre littéraire de leur auteur. C’est une vision que je ne cautionne pas. Le journal est un genre ayant une valeur en soi et n’a pas moins de valeur qu’un autre texte.
Q.L. : Qu’est-ce qui distingue un journal intime d’une autobiographie ?
M.A. : La différence réside dans la manière selon laquelle l’auteur conçoit sa pratique d’écriture. Généralement, une autobiographie est un récit rétrospectif dans une logique de publication. Cela demande une certaine légitimité, tout le monde ne peut pas dire : « Je vais écrire ma vie et cela va intéresser des gens. » La pratique du journal, cependant, est beaucoup plus démocratisée et facile d’accès de nos jours.
* Prix du meilleur livre de critique littéraire paru au Québec.
** « Les journaux d’hommes sont toujours majoritairement publiés. Pourtant, selon une étude de Jean-Pierre Albert de 1992, 80 % des jeunes filles tenaient un journal intime au lycée contre 27 % des garçons. Cependant, près de 60 % des jeunes filles déclaraient l’avoir abandonné à leurs dix-huit ans. » (Extrait d’Agnès Fine, Écritures féminines et rites de passage, 2000.)