Volume 25

L’Université de Cambridge s’interroge sur l’abandon de l’ écriture manuscrite, obligatoire pour les examens. (crédit photo : Jèsybèle Cyr)

Quand le clavier supplante le stylo

Le professeur associé au Département d’histoire Jacques G. Ruelland exprime clairement sa façon de procéder dans son plan de cours. « Je refuse les travaux illisibles, sales ou raturés, indique-t-il. J’impose des formulaires lors des examens où les élèves ne sont pas autorisés à dépasser les lignes, ni même à ajouter des lignes entre les lignes. »

De son côté, la chargée de cours au Départe-ment d’histoire Jenny Brun se considère chanceuse. « Je n’ai de travaux illisibles qu’à l’occasion, déclare-t-elle. Rien pour dire de mettre un zéro ou même de remettre la copie à l’étudiant. » Elle reconnaît tout de même avoir de plus en plus de travaux tout juste acceptables où l’effort de déchiffrage se doit d’être plus intense.

Les étudiants au baccalauréat en littératures de langue française François Côté et Léa Imbeau s’accordent pour dire qu’ils ne seraient pas contre la mise en place d’examens uniquement numériques. Ils ont d’ailleurs eu ensemble une première expérience satisfaisante. « Faire un travail en trois heures dans un format d’examen utilisant l’ordinateur peut être très formateur, fait valoir François. Nous avions droit à nos notes et aux sources Internet. Comme l’examen était fait à l’ordinateur, cela nous a permis d’être beaucoup plus rapides. »

« Les problèmes surgissent surtout sur les plans de la grammaire, de la syntaxe et du sens des phrases lors des examens, tout ce que l’ordinateur n’est pas en mesure de corriger actuellement, explique Mme Brun. Les élèves se fient beaucoup au système de correction automatique. Or, il ne peut pas toucher l’ensemble de la conjugaison. » Elle constate depuis quatre ans une détérioration du niveau d’écriture des étudiants, sur le fond comme sur la forme. Elle ajoute par ailleurs que les étudiants lisent beaucoup moins qu’avant, une des causes principales de la présente situation selon elle.

François perçoit le problème différemment. « Pour moi, l’orthographe est moins importante qu’elle en a l’air, raconte-t-il. Elle est souvent utilisée comme un jugement de valeur. Pour les gens qui ont des problèmes d’apprentissage, le correcteur automatique va justement pallier ces lacunes. »

Réenvisager notre façon d’apprendre

Selon le professeur de la Faculté des sciences de l’éducation Thierry Karsenti, la qualité de l’écriture ne va pas en se détériorant. « Le français a historiquement toujours posé problème, c’est une langue complexe, pleine d’exceptions, tempère-t-il. Pour écrire de façon optimale aujourd’hui, il faut écrire beaucoup, mais aussi avoir une rétroaction. Un outil technologique comme Word va aujourd’hui vous le souligner. »

D’après M. Karsenti, les étudiants manquent d’information sur le sujet. « Les recherches montrent aujourd’hui qu’on apprend à mieux écrire avec le numérique, mais on ne sait malheureusement pas comment s’en servir, explique-t-il. Si on veut vraiment aider les étudiants à appréhender le monde de demain, il faut les former aux nouvelles technologies. On ne peut pas construire l’avenir des jeunes sur des nostalgies du passé. »

Léa Imbeau abonde dans son sens. « Prendre des notes à l’ordinateur me permet de mieux organiser ma pensée, justifie-t-elle. Je suis capable de déplacer les segments. Il est plus facile d’effacer et de recommencer. La calligraphie de mon écriture s’est d’ailleurs détériorée lorsque je prenais encore mes notes de façon manuscrite. »

Enjeux de correction

François insiste sur le vecteur d’inégalités qu’un passage au « tout-numérique » représente, mais aussi sur les questions morales que cela soulève. « La grande résistance viendrait de la part des professeurs, assure-t-il. Surtout durant les examens, pour cause de plagiat, ainsi que pour les problèmes techniques que cela impliquerait. Il faudrait que tous les étudiants aient un ordinateur et puissent l’utiliser en classe. » Bien qu’il sente que le système d’éducation y tend irrésistiblement, François considère qu’il faut bien réfléchir à ce mode de fonctionnement avant de l’adopter.

Complémentarité

Plus encore, M. Ruelland juge que l’abandon de l’écriture manuscrite aurait des conséquences sociologiques. « Les claviers n’aident pas l’homme à s’émanciper et à devenir un véritable être humain, assure-t-il. Nous sommes des êtres qui nous démarquons des animaux. Le clavier, tel qu’il est utilisé, nous rapproche plus de la bête qu’il ne nous en éloigne. » Il explique que l’individu n’est plus en mesure de percevoir ses fautes sans l’aide du correcteur. Ainsi, à force de ne plus prendre le temps de réfléchir et de reformuler sa pensée, le jugement et la réflexion de l’homme, des caractères distinctifs de l’espèce humaine, sont en perdition, selon lui.

L’idée serait de remédier au déséquilibre présent entre ce que l’on vit dans la société et ce que l’on vit à l’école, souligne Thierry Karsenti. Il ajoute qu’il ne faut pas mettre un terme à l’écriture manuscrite, mais envisager la complémentarité existante entre celle-ci et l’écriture numérique.

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