Tout juste avant la sortie du film Sortie 67 le 5 novembre, Quartier libre s’est entretenu avec le réalisateur Jephté Bastien. C’est pour des raisons personnelles, dit-il, qu’il a voulu réaliser son premier film qui est aussi le premier film québécois qui nous amène dans l’univers des gangs de rue dans les arrondissements montréalais de St-Michel et Montréal-Nord.
Quartier libre : Pourquoi faire un film sur les gangs de rue?
Jephté Bastien : Je ne considère pas Sortie 67 comme un film sur les gangs de rue même si le personnage principal passe dans ce cercle. C’est plutôt un film centré sur un individu qui essaye de sortir de la criminalité en raison de ce qui se passe dans sa famille. J’espère que ce film montrera aux gens ce qu’est l’humain dans la violence grâce à la fiction.
Q.L. : Est-ce que la mort de Freddy Villanueva dans un parc de Montréal-Nord en 2008 vous a poussé à réaliser Sortie 67?
J.B. : Cet incident n’est pas la source de ma motivation, car on ne choisit pas les circonstances dans lesquelles notre film vient au monde. L’écriture du scénario de Sortie 67 a commencé en 2008 bien avant la mort de Freddy Villanueva. D’ailleurs, j’ai commencé la scénarisation juste après la mort de mon neveu de seize ans qui, lui, a été dans un gang de rue.
Q.L. : Dans votre film, un des personnages croit qu’il est impossible de réussir au Québec même si on est noir. Une telle mentalité est-elle encore vivante au 21e siècle au sein de la communauté haïtienne alors qu’on voit d’illustres noirs comme le boxeur québécois Jean Pascal ou même le président américain Barack Obama?
J.P : L’élection d’Obama est une bonne chose. Par contre, il n’est pas un noir; il est un métis. Ceux qui croient que cet événement sonne le glas du racisme contre les noirs en Amérique du Nord ont un doigt dans l’œil. Même aboli, l’esclavage laisse encore des traces dans la conscience de bien des noirs. Au Québec, certains noirs ont l’impression que leur vie est sans espoir s’ils n’ont pas l’accent québécois. Pour certains qui ont l’accent québécois, ils croient que ça passera plus ou moins aux yeux de blancs. Sur une note personnelle, je me sens plus Québécois quand je suis à l’extérieur du Québec.
Q.L. : Pour les non-noirs, qu’apprendrons-nous de plus sur les Québécois noirs en regardant Sortie 67?
J.B. : Pour façonner les personnages, je suis parti de deux choses. La première étant la vision qu’on a des noirs aux États-Unis, car j’ai vécu aux États-Unis pendant quelques années pour des raisons professionnelles. La deuxième chose est ma vision de ce que ça signifie d’être un noir et un Haïtien (sic) au Québec. Ce film se veut une alternative à l’image de noirs brossés par des journalistes qui, de toute façon, ne sont pas noirs et ne comprennent pas ce que certains d’entre nous vivons.
Q.L. : Pourtant, le journaliste américain John Howard Griffin s’est fait passer pour un noir afin d’écrire le livre Black Like Me et de comprendre les effets de la ségrégation aux États-Unis dans les années 1950. Si un journaliste montréalais de 2010 se déguisait en un noir, arrivera-t-il à comprendre assez bien ce que vivent bien des noirs?
On devient peut-être un observateur. Par contre, on ne comprendra pas tout, parce qu’on ne peut pas deviner ce qui ne nous appartient pas. Même si je connais des Asiatiques, je ne saurai jamais me mettre dans la peau d’un Asiatique, car je n’ai jamais porté les traits physiques d’un Asiatique. Même si je suis capable d’imiter l’accent québécois, je ne me verrai pas plus faire un film centré sur des Québécois (sic). En gros, malgré les efforts qu’un individu aux bonnes intentions déploie, il regarde inconsciemment d’autres personnes à travers un prisme déformant.
Q.L. : Puisque votre film semble viser l’authenticité, quelle est votre démarche pour vous assurer que cela soit au rendez-vous?
J.B. : Lors de mes recherches, j’ai consulté des anciens membres de gangs de rue et quelques personnes faisant encore partie de ces gangs. Lorsque j’ai écrit les dialogues, le défi consistait à mettre en scène de façon réaliste l’usage du français, de l’anglais et du créole chez des membres de gangs de rue des arrondissements de St-Michel et de Montréal-Nord. Pour ce qui est du tournage, je n’ai pas eu peur de tourner mon film dans ces deux arrondissements malgré la perception négative des gens envers St-Michel et Montréal-Nord. Même si on me proposait de recréer ces arrondissements dans un studio, je ne songerai pas à cette option. En tant que cinéaste, j’essaye de mettre à l’écran que je voyais sur les gangs de rue et les gens qui essayent de s’en sortir.
Q.L. : Votre film recevra-t-il une sortie limitée au Québec comme The Trotsky et Serveuses demandées, deux films qui sont centrés sur des Québécois des minorités ethniques?
J.B. : Si je fais abstraction d’une entente de distribution internationale que Sortie 67 a eu, je n’ai pas peur qu’il connaisse une sortie limitée à travers le Québec. Si le film n’entre pas dans les cinémas en-dehors de Montréal, leurs propriétaires doivent bien avoir leurs propres raisons. Néanmoins, je sais que le public sera intéressé à aller voir Sortie 67. Que les membres du public habitent à Montréal ou non, ils sauront que Sortie 67 traite d’un sujet chaud. De plus, j’ai mis de côté mes préjugés sur des non-noirs le jour où Téléfilm Canada et la SODEC ont sélectionné Sortie 67 comme un récipiendaire de subventions dans le volet des films indépendants, ce qui m’a personnellement surpris.
Q.L. : Beaucoup reprochent aux Québécois des minorités ethniques de ne pas s’intéresser au cinéma québécois.
J.B. : Plus de gens des minorités ethniques iraient voir les films québécois s’ils se reconnaissaient dans ces films et ne se sentaient pas aliénés par le cinéma québécois. Considérant que les films québécois sont majoritairement tournés à Montréal, je ne comprends pas pourquoi notre ville est très souvent dépeinte comme une ville où règne l’homogénéité ethnique. Pourtant, dans le reste du Canada et aux États-Unis, la diversité ethnique est de moins en moins occultée dans les films et les téléséries. Ici, les minorités s’attendent à ce que le Québécois (sic) typique parle d’eux dans des films. Par contre, ça risque de donner une vision stéréotypée des minorités ethniques et encouragera les minorités ethniques à bouder encore plus le cinéma québécois.
-Propos recueillis par Anh Khoi Do