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Dans sa vidéo, Élodie Bouchard explique le lien entre les banques de gamètes et la sélection génétique des embryons dans les cliniques de fertilité. Crédit: Charles-Olivier Bourque

Une progéniture sur mesure

Quartier Libre : Pourquoi as-tu choisi comme sujet la fécondation in vitro pour analyser les normes d’apparence ?

Élodie Bouchard : Les banques de gamètes sont bâties sur la sélection de critères physiques et de traits sociaux des donneurs de sperme et d’ovules. On attribue une certaine valeur à ces critères, puis on hiérarchise la valeur d’un individu sur la base de ces derniers. Les donneurs sélectionnés sont ensuite décrits dans de grands catalogues en ligne, où l’apparence physique et les traits sociaux, comme la personnalité et l’appartenance religieuse, sont décortiqués de A à Z.

Mon travail se concentre sur les critères utilisés dans ces catalogues. Quels sont ceux utilisés pour mettre en valeur les individus ? Quel idéal esthétique sous-tendent-ils et créent-ils ? Sur quelle base estime-t-on la valeur génétique des donneurs ? Que nous révèlent ces marqueurs de valeur ? La personnalité attribuée aux gamètes est influencée par les normes d’apparence et de performance valorisées dans notre société. Par exemple, une banque de sperme spécialisée dans des donneurs grands, blancs, costauds et jeunes avance un certain idéal de masculinité. En même temps, la fécondation in vitro renforce ces normes et en crée d’autres. Or, ces normes peuvent générer de l’exclusion sociale et une intolérance grandissante envers la différence.

Q. L. : Comment as-tu conçu ta vidéo ?

É. B. : C’était un travail conjoint avec mon [copain]. Je voulais qu’on voie à quel point la marchandisation du corps humain était vraiment évidente. Les gens ne s’attendent pas à ça. En mettant des images de sites de banques de sperme, je trouvais que ça parlait de soi. C’est vraiment une industrie mondiale. C’est pour ça que je voulais quand même un rythme accéléré dans ma vidéo pour, justement, traduire un peu cette espèce de croissance économique illimitée qui est liée à l’industrie de la fertilité.

Q. L. : D’autres enjeux sociologiques ont-ils été soulevés par ton sujet d’étude ?

É. B. : Je m’intéresse aussi à la marchandisation du corps humain à travers la fécondation in vitro. Dans notre société, on a un malaise moral à faire du corps humain un objet de transaction économique. Or, on observe l’imbrication d’une logique marchande néolibérale dans ce domaine médical.

La dématérialisation du corps nous permet de mettre les gamètes sur le marché. On part d’un corps sacralisé et on le décompose. On est alors capable de mettre sur le marché des produits du corps humain. Pour que cette marchandisation du corps humain soit possible, on idéalise et on matérialise ces gamètes en leur associant des traits allant de pair avec des idéaux de masculinité et de féminité.

Q. L. : Quels sont les défis auxquels tu fais face dans ton travail de recherche ?

É. B. : Il y a une grande acceptation sociale de la fécondation in vitro. Il s’agit d’une pratique normalisée, qu’il est difficile de remettre en question sans toucher la sensibilité des gens. Quand on vient critiquer cette pratique, des tensions se créent, et ce, même dans le milieu féministe. Plusieurs femmes prônent l’accès aux nouvelles technologies de reproduction. Ces technologies permettent de choisir le moment auquel une femme veut avoir un enfant ou bien d’avoir un enfant sans partenaire. La fécondation in vitro est perçue comme une pratique venant pallier des réalités biologiques. Toutefois, il y a aussi des logiques d’exploitation du corps féminin derrière ces technologies.

Q. L. : Quelle est l’importance de cet enjeu dans la vie des Canadiens ?

É. B. : On est dans une période active de questionnement au Québec sur l’encadrement de la fécondation in vitro. Toutefois, on a déjà sauté à la conclusion qu’il s’agit d’un droit, sans questionner la pratique outre mesure. Ce que je propose, c’est de se questionner sur la pratique même. A-t-on envie, en tant que société, de privilégier ce type de pratique ? Est-ce que le gouvernement devrait le financer, ou pas ? J’ai l’impression que mes travaux de recherche, mais également ceux de mes collègues, apportent une pensée critique et éthique de la complexité de ces enjeux. Le gouvernement pourrait consulter ces rapports et les utiliser en tant que documentation critique pour la mise en place des législations répondant mieux à la complexité de ces questions.

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