Un personnage coloré – Une nouvelle d’Elom Defly

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Par Élom Defly
mardi 27 novembre 2012
Un personnage coloré - Une nouvelle d'Elom Defly
Les voitures roulaient en file indienne sur le chemin de la Côte-des-Neiges en cette fin d'après-midi du mois de novembre. (Crédit photo : Cordonnerie Côte-des-neiges)
Les voitures roulaient en file indienne sur le chemin de la Côte-des-Neiges en cette fin d'après-midi du mois de novembre. (Crédit photo : Cordonnerie Côte-des-neiges)

Les voitures roulaient en file indienne sur le chemin de la Côte-des-Neiges en cette fin d’après-midi du mois de novembre.

Un soleil radieux chassait un instant la grisaille de l’automne. Les conducteurs klaxonnaient à qui mieux mieux, non pour se frayer un passage parce que cela était impossible, mais pour exprimer leurs frustrations. Tout simplement.

Et c’était ainsi tous les jours.

La même scène, les mêmes intermittences, beau temps, mauvais temps.

Je décidai ce jour-là d’aller faire réparer, à la cordonnerie du coin, la seule paire de souliers en cuir que je possédais. Au lieu d’entrer par la porte principale de la cordonnerie, j’en fis d’abord le tour. Je me collai contre l’embrasure laissée par une fenêtre mal fermée à l’arrière du bâtiment. Je n’oublierai jamais ce que je vis à l’intérieur de ces murs.

Le cordonnier, d’une cinquantaine d’années, était blanc. Extrêmement blanc. Des pieds à la tête. Cette blancheur était effrayante. Elle avait quelque chose de surpeint, quelque chose de non angélique.

Tout homme qui voulait entrer dans cette baraque devait fouiller dans son six-pack pour en extirper les tripes nécessaires. Dans mon cas, c’était plus difficile. C’était dans une bedaine de bière et de boisson gazeuse qu’il me fallait chercher. Avec le peu de courage qui me restait, je poussai timidement la porte d’entrée et je me retrouvai nez à nez avec l’effrayant cordonnier.

Il avait des petits yeux rieurs qui donnaient le vertige. C’est tout comme si derrière ses yeux d’éternel joyeux se cachait un abyme. Il retroussa ses lèvres fines en guise de sourire, mais moi je ne voyais sur ce visage qu’un vortex. Je pensai sur le coup que cet homme n’avait pas d’âme. J’avais la chair de poule.

«Que puis-je pour toi ?» finit-il par me demander. « Vous réparez des chaussures ? » lui demandai-je. «J’espère !» me répondit-il. Il avait de l’humour, c’était bon signe. Est-ce mon sac en bandoulière qui me trahit ? Il me demanda si j’étais étudiant. Je répondis par l’affirmatif.

– Où?

– Université McGill, dis-je pour brouiller les pistes.

– Ah! Le club-école des Asiatiques ? Pris de court par ce commentaire, je ne savais pas s’il fallait rire ou me choquer.

«C’est un baveux cet homme», susurrai-je finalement. Il m’entendit. «Dis-le avec plus de tripes mon garçon », rétorqua-t-il. J’aurais bien voulu mais il ne m’en restait plus.

– Allez! S’il y a bien quelqu’un qui peut se moquer de toutes les races, c’est bien moi. Regarde-moi, je suis albinos blanc. Mais même les Blancs ne veulent pas de moi dans leur camp. Ils disent que je suis une anomalie.

– Et les Noirs ? hasardai-je.

– As-tu vu ma face ?

– C’est bien ce que je me disais.

Il me dévisagea pendant un moment et pouffa de rire. J’en fis autant.

Petit à petit, les préjugés commencèrent à tomber et la peur qui m’habitait céda sa place à une douce gaieté que je ne me connaissais pas.

Alors qu’il s’affairait sur ma paire de cuir, il me parla du nihiliste qu’il était devenu avec ce soupçon d’amertume qu’on ne retrouvait que chez d’anciens militants désabusés.

Quand je me préparais à le quitter, il me conseilla de ne jamais penser en système. « Rien n’est jamais blanc ou noir. Tout est dans la nuance », me dit-il. « Sauf dans votre cas », lui fis-je remarquer. « As-tu vu ta face ? » se défendit-il.

Nous pouffâmes de rire une dernière fois.