Science sous pression

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Par Christian AlaKa
vendredi 10 mars 2017
Science sous pression
Illustration : Adriane Paquin-Côté
Illustration : Adriane Paquin-Côté
Alors que la productivité scientifique s’accélère, de nombreux chercheurs revendiquent une pratique de la recherche scientifique à plus long terme. Ils se posent en faveur d’une « science lente » (Slow Science), un mouvement idéologique selon lequel l’institutionnalisation et la structure actuelle de la recherche menacent la qualité de sa production.

Slow Science est un mouvement né d’un regroupement de chercheurs berlinois, qui prône une science qui réfléchit, qui sait qu’elle ne peut pas tout savoir en un instant, menée par des scientifiques qui prennent leur temps. « Si vous devez publier trop rapidement, vous allez faire des erreurs, vous allez tourner les coins ronds, affirme le professeur au Département d’histoire de l’UQAM et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences, Yves Gingras, qui se pose en faveur d’une science lente. Aujourd’hui, les gens publient plus, mais publient plus de demi-résultats. »

Selon lui, le nombre d’erreurs et de rétractations de la part de scientifiques s’est accru de manière importante depuis le début des années 2000, attribuable à une trop grande accélération de la production scientifique et de la pression qui y est associée. Il cite une étude datant de 2013 publiée dans le journal PLOS ONE* qui démontre une hausse d’erratums. « Il faut publier moins, et au final, ça ne change rien, affirme M. Gingras. Si vous prenez votre temps et multipliez les expériences, c’est du temps gagné, car personne ne se chicane sur les données ni ne cherche à infirmer les résultats. Ça permettrait de stabiliser les résultats scientifiques, car en science, un résultat doit être stabilisé. »

Graduer rapidement

La professeure au Département de psychologie de l’UdeM et rédactrice adjointe senior du journal scientifique JIRIRI, Roxanne de la Sablonnière, confirme qu’il existe une pression sur les professeurs et les étudiants. « Évidemment, il faut publier lorsqu’on est professeur à l’université, mais les étudiants au doctorat sont également incités à graduer dans un certain délai, affirme-t-elle. Cela est problématique parce que l’important est de mener une recherche originale qui contribue à la science, ce qui peut prendre du temps à développer. Après quatre ou cinq ans, on commence à recevoir des courriels, on se fait demander ce qui se passe avec l’étudiant. »

Le directeur du Département de psychologie de l’UdeM, Serge Larochelle, rappelle toutefois que les doctorants peuvent demander une prolongation de leur thèse de recherche. « L’Université reçoit un certain montant d’argent à la graduation, peu importe après combien de temps, affirme-t-il. Il n’existe pas de structure à l’UdeM qui incite les doctorants à terminer leur thèse ou publier au plus tôt. Toutefois, une pression interpersonnelle pourrait être mise par un directeur de recherche qui veut obtenir le plus de subventions possible [voir encadré]. »

Une quête de performance

D’autres contraintes pèsent sur les épaules des chercheurs et de leurs étudiants. « La première pression provient de l’Université, selon M. Gingras. Lorsqu’un enseignant est engagé, disons pour trois ans, il doit publier un certain nombre d’articles pour voir son contrat renouvelé, qu’il ait terminé ses recherches ou pas. »

Pour le directeur du Département de biochimie et de médecine moléculaire de l’UdeM, Marc Amyot, les critères qui permettent à un professeur adjoint d’obtenir sa permanence sont la qualité de son enseignement, de sa recherche, de son implication et son rayonnement dans la communauté scientifique. « Si un professeur adjoint a peu publié et a eu peu de succès de financement, ce n’est pas avantageux, croit-il. On demande des lettres de recommandation d’experts internationaux pour vérifier l’influence du professeur dans sa discipline. »

Les étudiants chercheurs doivent eux aussi publier pour avoir un bon CV, et idéalement le faire dans des journaux scientifiques ayant une grande visibilité et du prestige, selon l’étudiant au doctorat en biochimie à l’UdeM Mehdi Ghram. « C’est une quête de performance, note-t-il. La pression du résultat et la peur de l’échec peuvent considérablement affecter la qualité de la recherche et la fiabilité des résultats. Ce n’est pas mon cas, mais dans certaines situations, des directeurs de recherche peuvent exercer une pression supplémentaire sur les étudiants pour accélérer le processus de publication. »

En 2013 le recteur de l’UdeM, Guy Breton, disait au journal Le Devoir être en concurrence avec l’Université de Colombie-Britannique (UBC) et avoir pourtant 25 % de budget de moins. M. Breton réclamait un réinvestissement dans les universités pour qu’elles demeurent concurrentielles à l’échelle internationale. « UBC est anglophone et est à six heures d’avion de Montréal, l’UdeM n’est pas en concurrence avec elle. Il a été démontré que le principal facteur de choix d’université pour un étudiant de premier cycle reste la distance avec sa maison, rappelle M. Gingras. C’est une rhétorique de recteur que cette concurrence internationale. L’UdeM, Sherbrooke ou Laval ne sont pas en compétition avec Harvard. » Cette course à l’excellence incite donc les professeurs et les étudiants à chercher des revues prestigieuses, internationales pour y publier leurs articles selon le professeur de l’UQAM. Ils sont ainsi plus enclins à choisir des sujets internationaux et universels au détriment de problématiques plus locales.

Stabiliser la science

Le mouvement Slow Science plaide que soit endiguée cette structure actuelle qui met les chercheurs sous pression afin qu’ils publient toujours plus rapidement. « Prenons par exemple les prestigieux prix Nobel, qui sont pratiquement toujours remis à des chercheurs ayant commencé leurs recherches de nombreuses années auparavant », illustre Yves Gingras.

Ce mouvement tarde toutefois à s’implanter au Québec, et tous ne l’appuient pas intégralement. « Le lien direct entre la pression de publier et les erreurs qu’on retrouve dans les publications est un peu fort, affirme Roxanne de la Sablonnière. Le chercheur doit choisir d’ignorer cette pression-là. » Selon la professeure, la responsabilité d’assurer la qualité de son article revient au chercheur.

Freiner l’accélération, se donner le temps et privilégier les résultats plutôt que l’exposition internationale, voilà ce que recommande cette science au ralenti qui cherche progressivement à prendre sa place.

* Why has the number of scientific retractions increased ? R. Grant Steen, Arturo Casadevall, Ferris C. Fang Publiée le 8 juillet 2013. Disponible en ligne sur PLOS ONE.

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