Quand le réel s’inspire de la fiction

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Par Chloé Dioré de Périgny
mercredi 28 mars 2018
Quand le réel s’inspire de la fiction
Pour certains, l'oeuvre de Jules Verne constitue de la science-fiction plutôt que de la littérature d'anticipation, en raison du manque de détails techniques à propos des innovations qui y sont présentées. (Photo : Flickr | Frédéric Bisson)
Pour certains, l'oeuvre de Jules Verne constitue de la science-fiction plutôt que de la littérature d'anticipation, en raison du manque de détails techniques à propos des innovations qui y sont présentées. (Photo : Flickr | Frédéric Bisson)
De George Orwell à Aldous Huxley, plusieurs auteurs semblent avoir prédit dans leurs ouvrages de fiction des réalités technologiques actuelles. Aujourd’hui, face à certains projets scientifiques qui paraissent encore tout droit sortis de la science-fiction, la littérature d’anticipation continue de mettre les gens en garde contre les possibilités de dérapages futurs.
On vit dans un monde encore plus pernicieux que celui de 1984. Il est déjà trop tard en ce qui concerne le franchissement des barrières éthiques.
Thomas Carrier-Lafleur, Stagiaire postdoctoral et chargé de cours en études cinématographiques

« Dire qu’une fiction comme 1984 [de George Orwell] a influencé les innovations technologiques postérieures, ce serait lui apporter trop de crédit », nuance le stagiaire postdoctoral et chargé de cours en études cinématographiques Thomas Carrier-Lafleur. Selon lui, la littérature d’anticipation prouve plutôt que des technologies associées au monde moderne existaient déjà, en germe, dans les mentalités de l’époque. « L’anticipation est un commentaire sur le présent de l’auteur, plutôt que sur le futur, rapporte-t-il. On peut dire que Jules Verne et Albert Robida ont inventé le cinéma parce qu’ils ont eu le coup de génie de l’insérer dans des œuvres de fiction. À l’époque, cette idée-là existait déjà. Son invention future n’a été que technologique. »

Mesurer l’influence de la fiction

Aujourd’hui encore, l’influence de la littérature, notamment de la science-fiction, sur les innovations scientifiques continue de faire débat. D’après le professeur de philosophie à l’UQAM Philippe St-Germain, cette influence est très difficile à mesurer. « On parle plutôt d’échos de la science-fiction, car les scientifiques eux-mêmes ne veulent pas y être assimilés pour des raisons de crédibilité », précise-t-il.

Le professeur en études littéraires à l’UQAM Jean-François Chassay différencie science-fiction et anticipation. Selon lui, on parle de science-fiction pour caractériser des ouvrages d’imagination où la science est peu présente, comme ceux écrits par Jules Verne. Il cite en comparaison le roman The Shape of Things to Come de H.G. Wells. « C’est en lisant ce livre que le scientifique Léo Szilard s’est dit que l’on pouvait créer la bombe nucléaire, raconte-t-il. Là, c’est vraiment de l’anticipation. Les détails techniques étaient suffisamment développés pour que le projet théorique soit faisable, avec les moyens technologiques des années 1930. »

Un projet scientifique à la Frankenstein

M. St-Germain s’est intéressé au cas particulier du neurochirurgien Sergio Canavero et à son projet de greffe de tête humaine. « Il est l’un des rares scientifiques qui assument pleinement être reliés à la science-fiction et se place lui-même dans la foulée du docteur Frankenstein de Mary Shelley en décrivant son projet comme une quête pour l’immortalité », déclare le professeur de philosophie, pour qui greffer la tête d’un individu au corps d’un autre pourrait poser le problème de l’identité personnelle.

Au-delà d’influencer des projets apparentés à la science, la littérature d’anticipation peut représenter une hyperbole du monde futur, pour essayer d’en définir les risques. C’est dans cette idée que s’inscrit la fiction Corps désirable d’Hubert Haddad, qui met en scène le déchirement identitaire subi par un homme devenu tétraplégique à la suite d’un accident, à qui on a greffé un autre corps pour qu’il puisse retrouver ses fonctions. « Corps désirable pose toutes les questions que Canavero ne pose pas, liées aux problèmes éthiques de corps rafistolé », remarque M. Chassay.

Face à des projets comme celui de Sergio Canavero, on peut difficilement percevoir jusqu’où l’humain est prêt à aller pour le progrès de la science. « On vit dans un monde encore plus pernicieux que celui de 1984, déclare Thomas Carrier-Lafleur. Il est déjà trop tard en ce qui concerne le franchissement des barrières éthiques. » Ce dernier demeure cependant optimiste. Pour lui, la littérature peut permettre de rester éclairé et d’anticiper les problématiques futures, pour ainsi nous aider à les éviter.