Perte de conscience

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Par Hassan Laghcha
mardi 15 novembre 2011
Perte de conscience

Votre employeur vous demande de faire un achat nécessaire au bureau et coûteux ; il vous laisse le choix du mode de paiement. Payez-vous avec la carte de crédit de l’entreprise ou utilisez-vous votre carte de crédit personnelle qui est dotée d’un programme de points de fidélité ?

 

 

 

Photomontage : Antoine Palangié

 

 

 

C’est l’une des questions autour desquelles s’est articulé le débat «Les Québécois et l’éthique», organisé par l’Institut du Nouveau Monde à Montréal dans le cadre de la Semaine des professionnels, qui s’est tenue du 11 au 14 octobre 2011. Les participants et le public ont été invités à se prononcer sur des cas concrets de conflit d’intérêts et de dilemmes éthiques, par exemple: «Vous êtes directeur général d’une municipalité et le jour où vous décidez d’octroyer un contrat d’un projet en infrastructures à la firme qui a présenté la meilleure offre, votre fille vous annonce qu’elle vient de décrocher un poste de directrice de projets dans cette même firme. Est-ce que vous maintenez votre décision? ou estce que vous déclarez le conflit d’intérêt et vous reprenez l’appel d’offre à zéro?»

Autre exemple : «Votre médecin soupçonne que vous êtes atteint d’une maladie qui peut avoir de graves conséquences si elle n’est pas diagnostiquée et traitée rapidement. Pour avoir un rendez-vous et faire le diagnostic, le temps d’attente est de quelques mois. Votre soeur travaille dans un hôpital et vous propose de vous faire ce diagnostic dans quelques jours, après l’heure de fermeture de son département. Est-ce que vous acceptez l’offre de votre soeur? ou est-ce que vous la refusez?»

«Ce débat, qui s’inscrit dans le fil de l’actualité, répond aux préoccupations des Québécois quant au climat éthique qui prévaut dans la société», lance, en ouverture de rencontre, Richard Gagnon, président du Conseil interprofessionnel du Québec (CIQ), qui regroupe 46 ordres professionnels. Selon lui, «le choix de la question éthique comme thème de la Semaine des professionnels traduit l’importance de la contribution des ordres professionnels au débat public sur les enjeux éthiques dans la société.»

Perte de repères

«Comment s’orienter face à des dilemmes éthiques ? Comment agir avec justesse ? Ces questions sont vécues au quotidien par le professionnel», dit M. Gagnon, qui évoque le changement continu des repères du professionnel. « Ce qui était jugé éthique il y a 30 ans ne l’est peut-être plus aujourd’hui et vice-versa, affirme-t-il, et ce qui est éthique pour un client ne l’est pas pour un autre.»

Face à la complexité grandissante des questions éthiques, Rose-Marie Charest, présidente de l’Ordre des psychologues, met en garde contre les effets néfastes de la «peur d’être jugé […] qui peut nous amener à prendre la mauvaise résolution de ne jamais prendre de risque», dit-elle, en soulignant «le devoir de soulever continuellement les questions éthiques les plus sensibles qui se posent dans tous les secteurs.» Car, d’après elle, il ne faut pas croire que l’existence d’un code d’éthique garantit le bon jugement : «La preuve : Enron avait un code d’éthique de 60 pages!»

Quant à l’intérêt des programmes de formation en éthique annoncés ces derniers temps tant dans des institutions publiques que privées, Mme Charest répond qu’une réelle formation en éthique ne doit pas être une formation pour expliquer le code. «La formation en éthique doit nécessairement porter sur l’exercice du jugement dans des situations délicates qu’il revient aux organisations d’imaginer, étant donné qu’on ne peut pas, évidemment, tout prévoir», ajoute-t-elle.

Mais encore faut-il que les professionnels et les employés confrontés directement aux dilemmes éthiques soient effectivement mis à contribution, comme le souligne Hubert Doucet, professeur de bioéthique à l’UdeM. Il observe que «dans beaucoup de milieux professionnels, l’éthique est imposée plutôt qu’elle s’impose naturellement, et les codes d’éthique sont souvent l’oeuvre d’un petit nombre d’administrateurs!»

Plus de profits, moins d’éthique

« Quand le professionnel ne voit pas de contradiction d’intérêts entre la quête du profit et l’intérêt collectif, il ne faut pas s’étonner quand des scandales arrivent », constate Marion Brivot, professeure à la John Molson School of Business de l’Université Concordia. Cette chercheuse, qui s’intéresse aux cas des professionnels confrontés à des situations de conflit d’intérêts, relève que les nouvelles générations de professionnels perçoivent moins clairement que leurs prédécesseurs les contradictions entre les impératifs éthiques et les impératifs organisationnels liés aux valeurs d’efficience et d’efficacité imposées par les entreprises.

Mme Brivot explique également comment les jeunes frais émoulus des universités arrivent à considérer que l’environnement professionnel dominé par la pression constante des délais et des coûts est tout à fait naturel : «ces jeunes professionnels sont accoutumés dès leurs premières expériences de socialisation professionnelle [NDLR: les stages en entreprise] aux normes du travail rationalisées, hyperspécialisées, et qui impliquent l’utilisation de bases de données où il y a du prépensé copié-collable», relève-t-elle. Le professionnel se trouve actuellement dans la situation où «il n’est nullement disposé à voir ce qui peut être problématique dans sa démarche.Comment donc pourrait-il être en mesure d’identifier les conflits d’éthiques ? Le système ne lui laisse pas le temps de réfléchir à cette question», dit-elle.

Contrat social violé ?

Mme Brivot rappelle qu’à l’origine le terme «profession» était en résonance avec le terme «profession de foi» et que la communauté des professionnels était non seulement une communauté de pratiques, mais aussi une communauté de valeurs, dont les ordres professionnels sont les garants. «Les membres de ces organisations jouissent d’un quasimonopole légal d’activité. Ce privilège – garanti par l’État – trouve sa contrepartie dans le voeu solennel prononcé par les professionnels à qui les citoyens peuvent faire confiance pour leurs compétences techniques et surtout pour leurs valeurs morales», explique-t-elle. Elle constate cependant que «la confiance par défaut dont jouissaient les professionnels de la part du public évolue à la baisse. Vu la grande médiatisation des affaires qui ébranlent le monde des professionnels, il est légitime de se demander si ce “contrat social” ne risque pas d’être violé», conclut Marion Brivot.

Hassan Lahgcha

Ordre des ingénieurs, les demandes d’enquête explosent

Les demandes d’enquêtes adressées à l’OIQ sont passées d’une moyenne annuelle de 80 par le passé à plus de 400 en 2010. «La majorité des erreurs professionnelles qui ont donné lieu à des plaintes devant le Comité de discipline en 2010-2011 portent sur le manque de compétence ou d’intégrité», indique Maud Cohen, présidente de l’Ordre des ingénieurs du Québec. La présidente affirme également que «l’Ordre a récemment rappelé, dans une lettre à ses membres qu’il était de leur devoir de rapporter tous les manquements au Code de déontologie dont ils ont connaissance». Tout en soulignant que la mission première de l’Ordre est la protection du public, elle précise que «l’Ordre n’a ni le mandat ni le pouvoir d’encadrer les firmes de génie-conseil».

Plan d’action

«Les questions d’éthique et de déontologie sont au coeur de la planification stratégique 2010-2015 de l’Ordre. L’OIQ vient d’instaurer un nouveau règlement sur la formation obligatoire des ingénieurs sur les questions d’éthique», indique Mme Cohen. Autre nouveauté de l’Ordre : la mise en place de la ligne 1-877 ÉTHIQUE qui «joue avant tout un rôle de prévention, en répondant à toutes les questions d’éthique et de déontologie soumises par les ingénieurs et par le grand public», précise Mme Cohen