Les bottes – Première partie

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Par Sarah Desrosiers
vendredi 23 janvier 2015
Les bottes - Première partie
(Crédit photo : flikr.com/reob)
(Crédit photo : flikr.com/reob)
Chaque semaine, Quartier Libre vous propose une nouvelle de l'étudiante à la maîtrise en création littéraire Sarah Desrosiers, qui a remporté le Prix de la nouvelle Radio-Canada en 2014. Sa série de nouvelles portera sur le thème d'un objet à chaque fois différent. Cette semaine, Quartier Libre vous propose de découvrir la première partie de sa nouvelle intitulée "Les bottes".

Tu avais décidé de partir loin, de partir pour vrai. Tu t’étais exilée tout à fait à l’ouest, dans le village de pêcheurs le plus reculé que tu avais pu trouver, face à l’Océan Pacifique. Tu étais arrivée avec ta voiture et ta bonne volonté, tu t’étais installée discrètement. Tu avais obtenu un emploi sur un petit chantier de construction, une grande maison de vacances pour un riche industriel albertain qui s’était découvert une envie d’évasion et de retraite sauvage. Tu ne connaissais pas grand-chose en matière de madriers et de poutres portantes, mais ça t’était égal, tu aimais le travail manuel et tu savais répondre aux ordres. On t’avait engagée pour accomplir toute tâche que l’équipe de travailleurs voudrait bien te donner, et ça te convenait parfaitement.

Tu te sentais en forme en arrivant sur le chantier pour ta première journée. Tout de suite, le contremaître t’a entraînée vers la structure de soutien temporaire et t’a expliqué comment trier les morceaux de bois que les charpentiers jetaient au sol après les avoir taillés. Tu t’es mise à l’ouvrage sans te faire prier.

Au bout de quelques heures à peine, tu as dû te rendre à l’évidence. Tu détestais te plaindre, encore plus t’avouer vaincue, mais le fait est que tu te sentais misérable. Tu t’appliquais dans ta tâche, tout le monde était gentil avec toi, mais tu avais froid. Ce sont tes pieds d’abord qui avaient gelé, et maintenant tout ton corps était frigorifié. Tu t’étais bien habillée pourtant, et tu croyais que tes chaussettes de laine et tes bottes imperméables feraient l’affaire. Jamais de ta vie tu n’avais eu si froid. Le chantier était à l’ombre, enclavé dans une légère dépression au milieu des grands arbres, on aurait dit un microclimat. Ce n’était pas un froid comme celui que tu connaissais et que tu aimais, le froid hivernal qui amène une neige toute fine et un vent glacial. Le thermomètre ici ne descendait même pas sous zéro. C’était un froid de la côte, un froid humide et oppressant qui s’infiltrait jusque dans tes os. Vous en étiez à poser les fondations, tu travaillais debout, les deux pieds dans un trou de boue glacée. Il n’y avait rien à faire, tu sentais ton corps se crisper de plus en plus, bientôt tu ne bougeais presque plus, tu restais plantée comme un piquet à fixer la route, cinq cent mètres devant toi. Tu savais que, là, le sol était sec et le soleil était chaud. Tu fixais la route sans pouvoir bouger, en priant pour que le contremaître annonce la pause. Tu savais bien qu’il aurait fallu te remettre au travail, que tu ne faisais pas ce pour quoi tu étais payée, mais ton corps gelé refusait de bouger.

L’arrêt du midi a fini par arriver. Tu ne sentais plus ni tes doigts ni tes orteils, tu as eu besoin de toute ta volonté pour marcher jusqu’à la route et t’asseoir sur le capot de ta voiture. Tu faisais des efforts pour ne pas trop claquer des dents, pour ne pas laisser voir aux autres travailleurs que tu étais si peu résistante. Tout de même, il fallait bien que tu arrives à te réchauffer avant de devoir retourner dans le trou de boue. Tu as enlevé tes bottes pour essayer de frotter tes pieds congelés. Un des travailleurs s’est approché avec un air nonchalant, les mains dans les poches. Il t’a regardée faire, il a eu un petit rire amusé et indulgent en pointant tes bottes par terre. Il te fallait une paire de bottes dignes de ce nom, c’était insensé de passer la journée sur le chantier et de porter des chaussures à peine bonnes pour se promener en ville. Ce qu’il te fallait, c’était les grosses bottes de travail à semelles épaisses et renforts en acier doublées de feutre, celles qu’on vendait à la coopérative du village.