Le message – Une nouvelle d’Elom Defly

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Par Élom Defly
mardi 16 octobre 2012
Le message - Une nouvelle d'Elom Defly
Jeudi, 10 heures, station Guy-Concordia (Crédit photo : STM).
Jeudi, 10 heures, station Guy-Concordia (Crédit photo : STM).

Jeudi, 10 heures, station Guy-Concordia. Je me tenais à l’entrée du métro.

Le froid me chicotait les flancs malgré l’épais chandail noir que je portais. C’était définitif, le train des saisons avait débarqué le bel et séduisant été de son équipage.

Adieu aux îlots de chaleur, adieu aux rires des fins de soirée de barbecue.

Adieu à toi, ô, beau et robuste soleil qui n’a jamais su vaincre ma mélancolie. Déjà, l’hiver grincheux s’avançait triomphant vers le wagon de tête.

Je venais de toucher ma paie bimensuelle, je m’en allais acheter la énième paire de souliers à la mode. J’hésitais entre prendre le métro ou l’autobus 165.

Le bonhomme à l’entrée du métro me répugnait. Il était torse nu. Ses cheveux étaient sales et hirsutes. Une guenille lui servait de pantalon. Il tenait un gobelet dans sa main droite alors que son bras gauche n’était qu’un moignon. J’attendais qu’il débarrasse l’entrée. M’avait-il entendu ou c’était l’effet du froid? Il s’avança titubant à l’intérieur de la station. Je laissai quelques minutes s’écouler avant de lui emboîter le pas.

Je dévalais les marches de l’escalier quand je le revis. Il était assis juste en face de la dernière marche. Un sourd acouphène envahit mes oreilles, comme si quelqu’un essayait de me transmettre un message. Pourquoi m’effrayait-il autant? Effrayer était-il le bon verbe ? « Allez, je vais faire comme tout le monde», m’étais-je dit.

J’allais fermer les yeux et passer comme si de rien n’était. Je ne devais rien à personne. «Qu’il aille au diable s’il n’est pas content!» Je l’avais à peine dépassé sur le côté droit quand il s’étendit de son long et effleura le bas de mon jean en riant.

C’est son rire qui m’a gêné plus que tout. Il semblait me dire : «Oh, ce n’est pas grave, vous savez ? Il n’y a que vous qui pensez que la pauvreté est contagieuse.» Pourquoi cette chair en loques m’agressait-elle ? Ne savait-elle pas que nous étions dans un pays développé et qu’il n’existait pas, tout simplement ? Allez, ouste ! Va te cacher. Trouve-toi une tanière comme les choses de ton acabit.

À Noël, nous vous sortirons de l’ombre. Nous ferons une grande guignolée en votre honneur pour nettoyer nos consciences infectes. Nous nous appellerons alors les « récolteux » de fierté ! Que le monde est bien fait.

Les wagons du métro s’ouvrirent devant moi dans le brouhaha métallique qu’on leur connaissait. Je ne pouvais pas monter et m’en aller comme ça. Je devais retourner le voir, lui donner ne serait-ce… qu’un mot.

Un mot qui le rendrait vivant l’instant d’une seconde isolée dans l’éternité de notre impuissance collective.

Une fois devant lui, je reçus la même décharge sonore que précédemment dans mes oreilles. J’étais sonné, façon gueule de bois d’un lendemain d’ivresse. Lui ne me voyait pas. Il récitait ce qui semblait être une comptine.

Je le regardais délirer. Même le plus mièvre des contes de fées passerait dans sa bouche pour un récit de Senécal. Sa voix d’outre-tombe sortait de ce visage qui n’était plus qu’un masque mortuaire. Pauvre lambeau d’homme, savait-il seulement qu’à nos yeux il n’était qu’un mort-vivant ? Malheureux sur trois membres et demi, lui arrivait-il encore de rêver certaines nuits? Là où il n’y a plus de rêves, il n’y a plus de vie.

Quand il me vit, il rit. Ce rire… Ah! ce rire ! Je souris à mon tour. La connexion s’était établie à cet instant. J’eus l’impression qu’on me souffla à nouveau dans les oreilles.

Mais cette fois, le message était clair.

Je souris une seconde fois. C’était plus un message d’espoir que de mise en garde. Il me disait : «Va à Québec, monte sur la colline et dis à qui de droit : ‘‘walk your talk, Pauline, walk your talk.’’»