Le dé

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Par Jasmine Jolin
mercredi 2 octobre 2013
Le dé
(Crédit photo: Flickr.com/Doug88888)
(Crédit photo: Flickr.com/Doug88888)

À chaque numéro, Quartier Libre offre la chance à un de ses journalistes d’écrire une nouvelle de 500 mots sur un thème imposé. Le thème de ce numéro est : fuite.

–          Qu’est-ce qu’on fait?

–          On va en finir. Pour de bon.

Les deux hommes étaient assis autour de la petite table ronde. Victor ne savait plus vraiment pourquoi il était là. Son ami Luc l’avait réveillé à l’aurore, ce matin. Un air étrange traversait son visage pourtant normalement si austère. Agité, il avait carrément poussé Victor hors de son lit et l’avait dirigé vers sa propre chambre d’hôtel.

Sur la table, un dé reposait. Un petit dé à jouer, blanc, maculé de ses points noirs et réguliers, un dé simple comme on en voit souvent. Énervé, Luc fit asseoir Victor et puis prit place à son tour, de l’autre côté de la table. Face à face, sans échanger de paroles, ils regardèrent le dé, chacun à leur façon. Victor ne comprenait rien. Luc semblait trop en savoir. Victor leva les yeux sur son compagnon de voyage, inquiet de son état anormal.

Immobile, les doigts croches entortillés sur eux-mêmes, Luc ne décrochait pas son regard du dé à jouer. Telle la caresse du poignard, il effleurait le cube creux de ses yeux enflammés et vides, percutant le plastique blanc sans relâche, infatigable. Et pourtant, il était presque sans le souffle par cet effort banal et incompréhensible. Victor ne savait quoi penser : devait-il rire de cette mise en scène digne des théâtres d’été? Les paupières épileptiques de Luc lui indiquaient une tout autre marche à suivre. Hébété et quelque peu inquiet, il se décolla lentement de son siège.

–          Notre partie d’hier contre les autres au casino a été très… éprouvante, commença Victor. Ils vont revenir, tu sais. Réclamer leur dû. On est mieux d’être partis avant ça. Ce n’est pas comme les autres fois. On est mieux d’être bien loin et vite, marmonna-t-il, le regard lui aussi rivé sur le dé.

Aucune réaction. Exaspéré, Victor avança lentement sa main en direction du dé. Luc sembla se réveiller d’un coup. Comme tombés dans une bassine d’eau froide, ses yeux rouges et veinés sortirent de leur orbite. D’un geste d’une rapidité presque surhumaine, il agrippa solidement le poignet de Victor avant que celui-ci puisse effleurer l’objet.

–          Mais qu’est-ce qui te prend à la fin? Qu’est-ce qu’on attend? s’exclama férocement Victor en tentant sans succès de se dégager de la poigne de son compagnon.

De violents coups résonnèrent alors à la porte de la chambre. Victor sursauta. Un sourire de satisfaction illumina le visage fiévreux de Luc. Les autres. Ils étaient là. Enfin, ils pouvaient arrêter d’attendre. Ils pouvaient s’enfuir pour de bon. D’un coup, il lâcha Victor. De ses longs doigts effilés, l’instable personnage souleva le dé en l’air, l’approcha lentement à quelques centimètres de sa bouche et souffla. Le martèlement à la porte se faisait de plus en plus infernal. Incapable de bouger, Victor regarda son compagnon faire rouler le dé sur la petite table. Il obtint un deux. Le dé leur offrait à tous les deux la fin de la fuite. Pour de bon.

Tout à coup, la porte vola en éclats. Au même moment, Luc, pris de convulsions, tomba de sa chaise. Victor bondit de son siège et se pencha sur l’homme raide mort sur le tapis. Désespéré, Victor n’eut le temps que d’apercevoir les deux points noirs sur la face du dé devenir rouges avant de sombrer lui aussi dans les limbes.