L’art conceptuel au Canada : Trafic intelligent

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Par Charlotte Biron
mardi 7 février 2012
L'art conceptuel au Canada : Trafic intelligent

Ce n’est ni beau ni laid, ce sont des idées. «Art as idea as idea» (l’art comme idée en tant qu’idée), la formule de l’artiste américain Joseph Kosuth, résume bien l’art conceptuel, l’un des mouvements les plus déterminants de la fin du XXe siècle. Jusqu’à tout récemment peu documenté, l’art conceptuel canadien fait l’objet d’une exposition massive d’un océan à l’autre, Trafic. Elle présente les oeuvres des centres urbains canadiens. Première partie : Montréal, Toronto, London et Guelph.

L’oeuvre Ruban gommé sur coins d’atelier - Neuf points de vision (1973) de Serge Tousignant fait partie de l’exposition Trafic sur l’art conceptuel au Canada.

À l’entrée de la Galerie Leonard & Bina Ellen de l’Université Concordia défilent quinze photos quadrillées d’un même monsieur cravaté serrant des mains. Robert Walker est l’auteur de «Is Political Art?», une série de clichés le représentant avec des individus importants du milieu artistique, milieu qu’il cherche à critiquer mais dont il dépend pour vivre.

Vidéo d’ongle arraché, l’ordre «Get hold of this space» encadré dans un mur, élévation de la rue Saint-Laurent et tracés géographiques émaillent l’exposition. L’art conceptuel met de l’avant le langage, les télécommunications, les technologies, le corps et la géographie.

S’il est surtout mouvement d’interrogation formelle, la réflexion sur la langue que suscite l’art conceptuel chez les artistes montréalais rappelle directement les troubles politiques, linguistiques, culturels des années 1960 et 1970. «Au Québec, la réflexion sur la langue est avant tout politique. La parole dans le contexte québécois joue beaucoup sur le tableau identitaire et relève du débat linguistique », raconte la co-commissaire de l’exposition, Michèle Thériault.

Au centre de l’exposition, l’oeuvre vidéo Pierre Vallières de la Toron toise Joyce Wieland rappelle immanquablement et inlassablement les tensions qui déchirent le Québec et qui traversent les arts. La vidéo diffuse en gros plan les lèvres de ce souverainiste bien connu qui décrie bruyamment les conditions socio-économiques des Québécois. Bien que généralement en anglais, les documents, les revues (Parti pris, Parachute, Médiart), les catalogues et les oeuv res des Québécois francophones ont aussi une place de choix dans l’exposition. Les voir dans le paysage canadien offre une perspective intrigante.

Ambitieuse exposition

Dans le cadre canadien, Trafic relève un défi colossal selon Eduardo Ralickas, chargé de cours en histoire de l’art à l’Université de Montréal. «C’est carrément écrire ou réécrire l’histoire de l’art conceptuel au Canada», explique-t-il. Et à ceux qui auraient encore quelques réticences devant des oeuvres peu ou pas matérialisées, il répond: «Ce n’est pas n’importe quoi. Mais il faut laisser de côté la notion d’appréciation de l’objet artistique. Les artistes se concentrent sur des idées et des concepts pour dévoiler comment fonctionne le système de l’art.» Pour la suite de Trafic en mars et avril, Michèle Thériault explique qu’elle illustrera tout le prestige des centres artistiques d’importance, comme Halifax et Vancouver, et les contrastes entre ces deux extrémités du pays. La somme de documents, d’oeuvres, d’« idées » rassemblés paraît vertigineuse pour l’espace relativement exigu de la galerie. «L’art conceptuel n’est pas pensé pour être contemplé, vous savez», affirme-t-elle.

Dans ce cas, en vous y rendant, oubliez la sobriété d’une galerie tout en blanc, et tentez donc d’être un digne lecteur de ce trafic intelligent.

Galerie Leonard & Bina Ellen , 1400, boul. de Maisonneuve O, LB – 165. Du 13 janvier au 25 février, les villes de Montréal, Toronto, London et Guelph sont présentées; puis, du 16 mars au 28 avril, ce sont Halifax, Winnipeg, Edmonton, Calgary, l’Arctique et Vancouver.

 

L’art conceptuel, l’art de l’idée

L’art conceptuel naît à New York dans les années 1960. Eduardo Ralickas, chargé de cours à l’Université de Montréal, explique que les artistes qui se revendiquent de ce mouvement refusent de créer pour fournir le milieu en marchandises qu’on échangerait comme des patates ou des automobiles.

«Ils faisaient par exemple des expositions dont les oeuvres étaient uniquement présentées en catalogue, dans des galeries vides. Des objets pensés, mais jamais réalisés, jamais matérialisés.» L’art conceptuel, ce n’est pas tant des concepts que l’art comme concept. Les artistes étudient l’oeuvre pour mieux révéler le système qui la produit.